Pierre Loti

Vers Ispahan

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066082352

Table des matières


PREMIÈRE PARTIE
PRÉLUDE
EN ROUTE
DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
QUATRIÈME PARTIE
CINQUIÈME PARTIE

PREMIÈRE PARTIE

Table des matières

PRÉLUDE

Table des matières

Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, prenne son parti de cheminer lentement à mes côtés, par étapes, ainsi qu'au moyen âge.

Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, consente au danger des chevauchées par les sentiers mauvais où les bêtes tombent, et à la promiscuité des caravansérails où l'on dort entassés dans une niche de terre battue, parmi les mouches et la vermine.

Qui veut venir avec moi voir apparaître, dans sa triste oasis, au milieu de ses champs de pavots blancs et de ses jardins de roses roses, la vieille ville de ruines et de mystère, avec tous ses dômes bleus, tous ses minarets bleus d'un inaltérable émail; qui veut venir avec moi voir Ispahan sous le beau ciel de mai, se prépare à de longues marches, au brûlant soleil, dans le vent âpre et froid des altitudes extrêmes, à travers ces plateaux d'Asie, les plus élevés et les plus vastes du monde, qui furent le berceau des humanités, mais sont devenus aujourd'hui des déserts.

Nous passerons devant des fantômes de palais, tout en un silex couleur de souris, dont le grain est plus durable et plus fin que celui des marbres. Là, jadis, habitaient les maîtres de la Terre, et, aux abords, veillent depuis plus de deux mille ans des colosses à grandes ailes, qui ont la forme d'un taureau, le visage d'un homme et la tiare d'un roi. Nous passerons, mais, alentour, il n'y aura rien, que le silence infini des foins en fleur et des orges vertes.

Qui veut venir avec moi voir la saison des roses à Ispahan, s'attende à d'interminables plaines, aussi haut montées que les sommets des Alpes, tapissées d'herbes rases et d'étranges fleurettes pâles, où à peine de loin en loin surgira quelque village en terre d'un gris tourterelle, avec sa petite mosquée croulante, au dôme plus adorablement bleu qu'une turquoise; qui veut me suivre, se résigne à beaucoup de jours passés dans les solitudes, dans la monotonie et les mirages...

EN ROUTE

Table des matières

Mardi, 17 avril.

En désordre par terre, notre déballage de nomades s'étale, mouillé d'embruns et piteux à voir, au crépuscule. Beaucoup de vent sous des nuages en voûte sombre; les lointains des plaines de sable, où il faudra s'enfoncer tout à l'heure à la grâce de Dieu, se détachent en clair sur l'horizon; le désert est moins obscur que le ciel.

Une grande barque à voile, que nous avions frétée à Bender-Bouchir, vient de nous jeter ici, au seuil des solitudes, sur la rive brûlante de ce Golfe Persique, où l'air empli de fièvre est à peine respirable pour les hommes de nos climats. Et c'est le point où se forment d'habitude les caravanes qui doivent remonter vers Chiraz et la Perse centrale.

Nous étions partis de l'Inde, il y a environ trois semaines, sur un navire qui nous a lentement amenés, le long de la côte, en se traînant sur les eaux lourdes et chaudes. Et depuis plusieurs jours nous avons commencé de voir, à l'horizon du Nord, une sorte de muraille mondiale, tantôt bleue, tantôt rose, qui semblait nous suivre, et qui est là, ce soir encore, dressée près de nous: le rebord de cette Perse, but de notre voyage, qui gît à deux ou trois mille mètres d'altitude, sur les immenses plateaux d'Asie.

Le premier accueil nous a été rude sur la terre persane: comme nous arrivions de Bombay, où sévit la peste, il a fallu faire six jours de quarantaine, mon serviteur français et moi, seuls sur un îlot de marécage, où une barque nous apportait chaque soir de quoi ne pas mourir de faim. Dans une chaleur d'étuve, au milieu de tourmentes de sable chaud que nous envoyait l'Arabie voisine, au milieu d'orages aux aspects apocalyptiques, nous avons là souffert longuement, accablés dans le jour par le soleil, couverts de taons et de mauvaises mouches; la nuit, en proie à d'innommables vermines dont l'herbe était infestée.

Admis enfin à Bender-Bouchir, ville de tristesse et de mort s'il en fut, groupe de masures croulantes sous un ciel maudit, nous avons fait en hâte nos apprêts, acheté des objets de campement, et loué des chevaux, des mules, des muletiers, qui ont dû partir ce matin pour nous rejoindre en contournant une baie, tandis que nous coupions par mer en ligne droite, afin d'éviter une marche sous le soleil mortel.

Donc, nous voici déposés à l'entrée de ce désert, en face d'un semblant de village en ruines, où des gens vêtus de haillons s'asseyent sur des pans de murailles, pour fumer en nous observant.

Longs pourparlers avec nos bateliers demi-nus,—qui nous ont apportés à terre sur leurs épaules ruisselantes, car la barque a dû rester à cent mètres de la rive, à cause des bancs de sable. Longs pourparlers avec le chef du lieu, qui a reçu du gouverneur de Bouchir l'ordre de me donner des cavaliers d'escorte, et ensuite avec mon «tcharvadar» (mon chef de caravane), dont les chevaux et les mules devraient être là, mais n'arrivent pas.

De tous côtés, c'est l'étendue agitée par le vent, l'étendue du désert ou de la mer. Et nous sommes sans abri, nos bagages épars. Et le jour achève de s'éteindre, sur notre désarroi.

Quelques gouttes de pluie. Mais, dans ce pays, on n'y prend pas garde; on sait qu'il ne pleuvra pas, qu'il ne peut pas pleuvoir. Les gens qui s'étaient assis à fumer dans les ruines viennent de faire leur prière du Moghreb, et la nuit tombe, sinistre.

Nous attendons nos bêtes, qui continuent de ne pas venir. Dans l'obscurité, de temps à autre, des clochettes s'approchent en carillon, chaque fois nous donnant espoir. Mais non, c'est quelque caravane étrangère qui passe; par vingt ou trente, les mules défilent près de nous; pour les empêcher de piétiner nos bagages et nous-mêmes, nos gens crient,—et tout de suite elles disparaissent, vers le ténébreux lointain. (Nous sommes ici à l'entrée de la route de Bouchir à Ispahan, l'une des grandes routes de la Perse, et ce petit port en ruines est un passage très fréquenté.)

Enfin elles arrivent, les nôtres, avec force clochettes aussi.

Nuit de plus en plus épaisse, sous un ciel bas et tourmenté.

Tout est par terre, jeté pêle-mêle; les bêtes font des sauts, des ruades,—et l'heure s'avance, nous devrions être en route. Dans les cauchemars du sommeil, on a passé quelquefois par de tels embarras insolubles, on a connu de ces fouillis indébrouillables, au milieu de ténèbres croissantes. Vraiment cela semble impossible que tant de choses quelconques, armes, couvertures, vaisselle, achetées en hâte à Bouchir et non emballées, gisant à même le sable, puissent, avec la nuit qu'il fait, s'arranger bientôt sur ces mules à sonnettes et s'enfoncer, à la file derrière nous, dans le noir désert.

Cependant on commence la besogne, en s'interrompant de temps à autre pour dire des prières. Enfermer les objets dans de grands sacs de caravane en laine bariolée; ficeler, corder, soupeser; équilibrer la charge de chaque bête,... cela se fait à la lueur de deux petites lanternes, lamentables au milieu de la tourmente obscure. Pas une étoile; pas une trouée là-haut, par où le moindre rayon tombe. Les rafales, avec un bruit gémissant, soulèvent le sable en tourbillons. Et tout le temps, à la cantonade, des sonneries de grelots et de clochettes: caravanes inconnues qui passent.

Maintenant le chef du village vient me présenter les trois soldats qui, avec mes domestiques et mes muletiers, constitueront ma garde cette nuit. Toujours les deux mêmes petites lanternes, que l'on a posées par terre et qui attirent les sauterelles, me les éclairent vaguement par en dessous, ces nouveaux venus: hauts bonnets noirs sur de fins visages; longs cheveux et longues moustaches, grandes robes serrées à la taille, et mancherons qui pendent comme des ailes...

Enfin la lune, amie des nomades, vient débrouiller le chaos noir. Dans une déchirure soudaine, au ras de l'horizon, elle surgit énorme et rouge, du même coup révélant des eaux encore proches, sur lesquelles son reflet s'allonge en nappe sanglante (un coin du golfe Persique), et des montagnes, là-bas, qu'elle découpe en silhouette (cette grande chaîne qu'il nous faudra commencer de gravir demain). Sa lueur bienfaisante s'épand sur le désert, mettant fin à ces impossibilités de cauchemar, nous délivrant de la confusion inextricable; nous indiquant les uns aux autres, personnages dessinés en noirâtre sur des sables clairs; et surtout nous isolant, nous, groupes destinés à une même caravane, des autres groupes indifférents ou pillards qui stationnaient çà et là, et dont la présence nous inquiétait alentour...

Neuf heures et demie. Le vent s'apaise; les nuages partout se déchirent, montrant les étoiles. Tout est empaqueté, chargé. Mes trois soldats sont en selle, tenant leurs longs fusils droits. On amène nos chevaux, nous montons aussi. Avec un ensemble joyeux de sonneries, ma caravane s'ébranle, en petite cohorte confuse, et pointe enfin dans une direction déterminée, à travers la plaine sans bornes.

Plaine de vase grise, qui tout de suite commence après les sables, plaine de vase séchée au soleil et criblée d'empreintes; des traînées d'un gris plus pâle, faites à la longue par des piétinements innombrables, sont les sentes qui nous guident et vont se perdre en avant dans l'infini.

Elle est en marche, ma caravane! et c'est pour six heures de route, ce qui nous fera arriver à l'étape vers trois ou quatre heures du matin.

Malgré cette partance décourageante, qui semblait ne devoir aboutir jamais, elle est en marche, ma caravane, assez rapide, assez légère et aisée, à travers l'espace imprécis dont rien ne jalonne l'étendue...

Jamais encore, je n'avais cheminé dans le désert en pleine nuit. Au Maroc, en Syrie, en Arabie on campait toujours avant l'heure du Moghreb. Mais ici, le soleil est tellement meurtrier qui ni les hommes ni les bêtes ne résisteraient à un trajet de plein jour: ces routes ne connaissent que la vie nocturne.

La lune monte dans le ciel, où de gros nuages, qui persistent encore, la font de temps à autre mystérieuse.

Escorte d'inconnus, silhouettes très persanes; pour moi, visages nouveaux, costumes et harnais vus pour la première fois.

Avec un carillon d'harmonie monotone, nous progressons dans le désert: grosses cloches aux notes graves, suspendues sous le ventre des mules; petites clochettes ou grelots, formant guirlande à leur cou. Et j'entends aussi des gens de ma suite qui chantent en voix haute de muezzin, tout doucement, comme s'ils rêvaient.

C'est devenu déjà une seule et même chose, ma caravane, un seul et même tout, qui parfois s'allonge à la file, s'espace démesurément sous la lune, dans l'infini gris; mais qui d'instinct se resserre, se groupe à nouveau en une mêlée compacte, où les jambes se frôlent. Et on prend confiance dans cette cohésion instinctive, on en vient peu à peu à laisser les bêtes cheminer comme elles l'entendent.

Le ciel de plus en plus se dégage; avec la rapidité propre à de tels climats, ces nuées, là-haut, qui semblaient si lourdes achèvent de s'évaporer sans pluie. Et la pleine lune maintenant resplendit, superbe et seule dans le vide; toute la chaude atmosphère est imprégnée de rayons, toute l'étendue visible est inondée de clarté blanche.

Il arrive bien de temps à autre qu'une mule fantaisiste s'éloigne sournoisement, pointe, on ne sait pourquoi, dans une direction oblique; mais elle est très facile à distinguer, se détachant en noir, avec sa charge qui lui fait un gros dos bossu, au milieu de ces lointains lisses et clairs, où ne tranche ni un rocher ni une touffe d'herbe; un de nos hommes court après et la ramène, en poussant ce long beuglement à bouche close, qui est ici le cri de rappel des muletiers.

Et la petite musique de nos cloches de route continue de nous bercer avec sa monotonie douce; le perpétuel carillon dans le perpétuel silence, nous endort. Des gens sommeillent tout à fait, allongés, couchés inertes sur le cou de leur mule, qu'ils enlacent machinalement des deux bras, corps abandonnés qu'un rien désarçonnerait, et longues jambes nues qui pendent. D'autres, restés droits, persistent à chanter, dans le carillon des cloches suspendues, mais peut-être dorment aussi.

Il y a maintenant des zones de sable rose, tracées avec une régularité bizarre; sur le sol de vase séchée, elles font comme des zébrures, l'étendue du désert ressemble à une nappe de moire. Et, à l'horizon devant nous, mais si loin encore, toujours cette chaîne de montagnes en muraille droite, qui limite l'étouffante région d'en bas, qui est le rebord des grands plateaux d'Asie, le rebord de la vraie Perse, de la Perse de Chiraz et d'Ispahan: là-haut, à deux ou trois mille mètres au-dessus de ces plaines mortelles, est le but de notre voyage, le pays désiré, mais difficilement accessible, où finiront nos peines.

Minuit. Une quasi-fraîcheur tout à coup, délicieuse après la fournaise du jour, nous rend plus légers; sur l'immensité, moirée de rose et de gris, nous allons comme hypnotisés.

Une heure, deux heures du matin... De même qu'en mer, les nuits de quart par très beau temps, alors que tout est facile et qu'il suffit de laisser le navire glisser, on perd ici la notion des durées; tantôt les minutes paraissent longues comme des heures, tantôt les heures brèves comme des minutes. Du reste, pas plus que sur une mer calme, rien de saillant sur le désert pour indiquer le chemin parcouru...

Je dors sans doute, car ceci ne peut être qu'un rêve!... A mes côtés, une jeune fille, que la lune me montre adorablement jolie, avec un voile et des bandeaux à la vierge, chemine tout près sur un ânon, qui, pour se maintenir là, remue ses petites jambes en un trottinement silencieux...

Mais non, elle est bien réelle, la si jolie voyageuse, et je suis éveillé!... Alors, dans une première minute d'effarement, l'idée me passe que mon cheval, profitant de mon demi-sommeil, a dû m'égarer, se joindre à quelque caravane étrangère...

Cependant je reconnais, à deux pas, les longues moustaches d'un de mes soldats d'escorte; et ce cavalier devant moi est bien mon tcharvadar, qui se retourne en selle pour me sourire, de son air le plus tranquille... D'autres femmes, sur d'autres petits ânes, de droite et de gauche, sont là qui font route parmi nous: tout simplement un groupe de Persans et de Persanes, revenant de Bender-Bouchir, a demandé, pour plus de sécurité, la permission de voyager cette nuit en notre compagnie.

Trois heures du matin. Sur l'étendue claire, une tache noire, en avant de nous, se dessine et grandit: ce sont les arbres, les palmiers, les verdures de l'oasis; c'est l'étape, et nous arrivons.

Devant un village, devant des huttes endormies, je mets pied à terre d'un mouvement machinal; je dors debout, harassé de bonne et saine fatigue. C'est sous une sorte de hangar, recouvert de chaume et tout pénétré de rayons de lune, que mes serviteurs persans dressent en hâte les petits lits de campagne, pour mon serviteur français et pour moi-même, après avoir refermé sur nous un portail à claire-voie, grossier, mais solide. Je vois cela vaguement, je me couche, et perds conscience de toutes choses.

Mercredi, 18 avril.

Éveillé avant le jour, par des voix d'hommes et de femmes, qui chuchotent tout près et tout bas; avec mon interprète, ils parlementent discrètement pour demander la permission d'ouvrir le portail et de sortir.

Le village, paraît-il, est enclos de murs et de palissades, presque fortifié, contre les rôdeurs de nuit et contre les fauves. Or, nous étions couchés à l'entrée même, à l'unique entrée, sous le hangar de la porte. Et ces gens, qui nous réveillent à regret, sont des bergers, des bergères: il est l'heure de mener les troupeaux dans les champs, car l'aube est proche.

Aussitôt la permission donnée et le portail ouvert, un vrai torrent de chèvres et de chevreaux noirs, nous frôlant dans le passage étroit, commence de couler entre nous, le long de nos lits; on entend leurs bêlements contenus et, sur le sol, le bruit léger de leurs myriades de petits sabots; ils sentent bon l'étable, l'herbe, les aromates du désert. Et c'est si long, cette sortie, il y en a tant et tant, que je me demande à la fin si je suis halluciné, si je rêve: j'étends le bras pour vérifier si c'est réel, pour toucher au passage les dos, les toisons rudes. Le peuple des ânes et des ânons vient ensuite, nous frôlant de même; j'en ai cependant la perception moins nette, car voici que je sombre à nouveau dans l'inconscience du sommeil...

Éveillé encore, peut-être une heure après, mais cette fois par une sensation cuisante aux tempes; c'est l'aveuglant soleil, qui a remplacé la lune; à peine levé, il brûle. Nos mains, nos visages, sont déjà noirs de mouches. Et un attroupement de petits bébés, bruns et nus, s'est formé autour de nos lits; leurs jeunes yeux vifs, très ouverts, nous regardent avec stupeur.

Vite, il faut se lever, chercher un abri, n'importe où se mettre à l'ombre.

Je loue jusqu'au soir une maison, que l'on se hâte de vider pour nous. Murs croulants, en terre battue qui s'émiette sous l'haleine du désert; troncs de palmier pour solives, feuilles de palmier pour toiture, et porte à claire-voie en nervures de palme.

Des enfants viennent à plusieurs reprises nous y voir, des très petits de cinq ou six ans, tout nus et adorablement jolis; ils nous font des saluts, nous tiennent des discours, et se retirent. Ce sont ceux de la maison, paraît-il, qui se considèrent comme un peu chez eux. Des poules s'obstinent de même à entrer, et nous finissons par le permettre. Au moment de la sieste méridienne, des chèvres entrent aussi pour se mettre à l'ombre, et nous les laissons faire.

Des percées dans le mur servent de fenêtres, par où souffle un vent comme l'haleine d'un brasier. Elles donnent d'un côté sur l'éblouissant désert; de l'autre, sur des blés où la moisson est commencée, et sur la muraille Persique, là-bas, qui durant la nuit a sensiblement monté dans le ciel. Après la longue marche nocturne, on voudrait dormir, dans ce silence de midi et cette universelle torpeur. Mais les mauvaises mouches sont là, innombrables; dès qu'on s'immobilise, on en est couvert, on en est tout noir; coûte que coûte, il faut se remuer, agiter des éventails.

A l'heure où commence à s'allonger l'ombre des maisonnettes de terre, nous sortons pour nous asseoir devant notre porte. Et chez tous les voisins, on fait de même; la vie reprend son cours dans cet humble village de pasteurs; des hommes aiguisent des faucilles; des femmes, assises sur des nattes, tissent la laine de leurs moutons;—les yeux très peints, elles sont presque toutes jolies, ces filles de l'oasis, avec le fin profil et les lignes pures des races de l'Iran.

Sur un cheval ruisselant de sueur, arrive un beau grand jeune homme; les petits enfants de notre maison, qui lui ressemblent de visage, accourent à sa rencontre, en lui apportant de l'eau fraîche, et il les embrasse; c'est leur frère, le fils aîné de la famille.

Maintenant voici venir un vieillard à chevelure blanche, qui se dirige vers moi, et devant lequel chacun s'incline; pour le faire asseoir, on se hâte d'étendre par terre le plus beau tapis du quartier; les femmes, par respect, se retirent avec de profonds saluts, et des personnages, à long fusil, à longue moustache, qui l'accompagnaient, forment cercle farouche alentour: il est le chef de l'oasis; c'est à lui que j'avais envoyé ma lettre de réquisition, pour avoir une escorte la nuit prochaine, et il vient me dire qu'il me fournira trois cavaliers avant l'instant du Moghreb.

Sept heures du soir, le limpide crépuscule, l'heure où j'avais décidé de partir. Malgré de longues discussions avec mon tcharvadar, qui a réussi à m'imposer une mule et un muletier de plus, tout serait prêt, ou peu s'en faut; mais les trois cavaliers promis manquent à l'appel, je les ai envoyé chercher et mes émissaires ne reviennent plus. Comme hier, il sera nuit noire quand nous nous mettrons en route.

Huit heures bientôt. Nous attendons toujours. Tant pis pour ces trois cavaliers! Je me passerai d'escorte; qu'on m'amène mon cheval, et partons!... Mais cette petite place du village, où l'on n'y voit plus, et qui est déjà encombrée de tous mes gens, de toutes mes bêtes, est brusquement envahie par le flot noir des troupeaux, qui rentrent en bêlant; la poussée inoffensive et joyeuse d'un millier de moutons, de chèvres ou de cabris nous sépare les uns des autres, nous met en complète déroute, il en passe entre nos jambes, il en passe sous le ventre de nos mules, il s'en faufile partout, il en arrive toujours...

Et quand c'est fini, quand la place est dégagée et le bétail couché, voici bien une autre aventure: où donc est mon cheval? Pendant la bagarre des chèvres, l'homme qui le tenait l'a lâché; la porte du village était ouverte et il s'est évadé; avec sa selle sur le dos, sa bride sur le cou, il a pris le galop, vers les sables libres... Dix hommes s'élancent à sa poursuite, lâchant toutes nos autres bêtes qui aussitôt commencent à se mêler et à faire le diable. Nous ne partirons jamais...

Huit heures passées. Enfin on ramène le fugitif très agité et d'humeur impatiente. Et nous sortons du village, baissant la tête pour les solives, sous ce hangar de la porte où nous avions dormi la nuit dernière.

D'abord les grands dattiers, autour de nous, découpent de tous côtés leurs plumes noires sur le ciel plein d'étoiles. Mais, bientôt, ils sont plus clairsemés; les vastes plaines nous montrent à nouveau leur cercle vide. Comme nous allions sortir de l'oasis, trois cavaliers en armes se présentent devant moi et me saluent; mes trois gardes, dont j'avais fait mon deuil; mêmes silhouettes que ceux d'hier, belles tournures, hauts bonnets et longues moustaches. Et, après un gué que nous passons à la débandade, ma caravane se reforme, au complet et à peu près en ligne, dans l'espace illimité, dans le vague désert nocturne.

Il est plus inhospitalier encore que celui de la veille, l'âpre désert de cette fois; le sol y est mauvais, n'inspire plus de confiance; des pierres sournoises et coupantes font trébucher nos bêtes. Et la lune, hélas! n'est pas près de se lever. Parmi les étoiles lointaines, Vénus seule, très brillante et argentine, nous verse un peu de lumière.

Après deux heures et demie de marche, autre oasis, beaucoup plus grande, plus touffue que celle d'hier. Nous la longeons sans y pénétrer, mais une fraîcheur exquise nous vient, dans le voisinage de tous ces palmiers sous lesquels on entend courir des ruisseaux.

Onze heures. Enfin, derrière la montagne là-bas,—toujours cette même montagne dont chaque heure nous rapproche et qui est le rebord, l'immense falaise de l'Iran,—derrière la montagne, une clarté annonce l'entrée en scène de la lune, amie des caravanes. Elle se lève, pure et belle, jetant la lumière à flots, et nous révélant des vapeurs que nous n'avions pas vues. Non plus de ces voiles de sable et de poussière, comme les jours précédents, mais de vraies et précieuses vapeurs d'eau qui, sur toute l'oasis, sont posées au ras du sol, comme pour couver la vie des hommes et des plantes, en cette petite zone privilégiée, quand tout est sécheresse et désolation aux abords; elles ont des formes très nettes, et on dirait des nuages échoués, qui seraient tangibles; leurs contours s'éclairent du même or pâle que les flocons aériens en suspens là-haut près de la lune; et les tiges des dattiers émergent au-dessus, avec toutes leurs palmes arrangées en bouquets noirs. Ce n'est plus un paysage terrestre, car le sol a disparu; non, c'est quelque jardin de la fée Morgane, qui a poussé sur un coin du ciel...

Sans y entrer, nous frôlons Boradjoune, le grand village de l'oasis, dont les maisons blanches sont là, parmi les brumes nacrées et les palmiers sombres. Alors deux voyageurs persans, qui avaient demandé de cheminer avec nous, m'annoncent qu'ils s'arrêtent ici, prennent congé et s'éclipsent. Et mes trois cavaliers, qui s'étaient présentés avec de si beaux saluts, où donc sont-ils? Qui les a vus?—Personne. Ils ont filé avant la lune levée, pour qu'on ne s'en aperçoive pas. Voici donc ma caravane réduite au plus juste: mon tcharvadar, mes quatre muletiers, mes deux domestiques persans loués à Bouchir, mon fidèle serviteur français et moi-même. J'ai bien une lettre de réquisition pour le chef de Boradjoune, me donnant le droit d'exiger de lui trois autres cavaliers; mais il doit être couché, car il est onze heures passées et tout le pays semble dormir; que de temps nous perdrions, pour recruter de fuyants personnages qui, au premier tournant du désert, nous lâcheraient encore! A la grâce de Dieu, continuons seuls, puisque la pleine lune nous protège.

Et derrière nous s'éloigne l'oasis, toute sa fantasmagorie de nuages dorés et de palmes noires. A nouveau, c'est le désert;—mais un désert de plus en plus affreux, où il y a de quoi perdre courage. Des trous, des ravins, des fondrières; un pays ondulé, bossué; un pays de grandes pierres cassées et roulantes, où les sentiers ne font que monter et descendre, où nos bêtes trébuchent à chaque pas. Et sur tout cela qui est blanc, tombe la pleine lumière blanche de la lune.

C'est fini de ce semblant de fraîcheur, qui nous était venu de la verdure et des ruisseaux; nous retrouvons la torride chaleur sèche, qui même aux environs de minuit ne s'apaise pas.

Nos mules, agacées, ne marchent plus à la file; les unes s'échappent, disparaissent derrière des rochers; d'autres, qui s'étaient laissé attarder, s'épeurent de se voir seules, se mettent à courir pour reprendre la tête, et, en passant, vous raclent cruellement les jambes avec leur charge.

Cependant la terrible falaise Persique, toujours devant nous, s'est dédoublée en s'approchant; elle se détaille, elle nous montre plusieurs étages superposés; et la première assise, nous allons bientôt l'atteindre.

Plus moyen ici de cheminer tranquille en rêvant, ce qui est le charme des déserts unis et monotones; dans cet horrible chaos de pierres blanches, où l'on se sent perdu, il faut constamment veiller à son cheval, veiller aux mules, veiller à toutes choses;—veiller, veiller quand même, alors qu'un irrésistible sommeil commence à vous fermer les yeux. Cela devient une vraie angoisse, de lutter contre cette torpeur soudaine qui vous envahit les bras, vous rend les mains molles pour tenir la bride et vous embrouille les idées. On essaie de tous les moyens, changer de position, allonger les jambes, ou les croiser devant le pommeau, à la manière des Bédouins sur leurs méharis. On essaie de mettre pied à terre,—mais alors les cailloux pointus vous blessent dans cette marche accélérée, et le cheval s'échappe, et on est distancé, au milieu de la grande solitude blanche où à peine se voit-on les uns les autres, parmi ce pêle-mêle de rochers: coûte que coûte, il faut rester en selle...

L'heure de minuit nous trouve au pied même de la chaîne Persique, effroyable à regarder d'en bas et de si près; muraille droite, d'un brun noir, dont la lune accuse durement les plis, les trous, les cavernes, toute l'immobile et colossale tourmente. De ces amas de roches silencieuses et mortes, nous vient une plus lourde chaleur, qu'elles ont prise au soleil pendant le jour,—ou bien qu'elles tirent du grand feu souterrain où les volcans s'alimentent, car elles sentent le soufre, la fournaise et l'enfer.

Une heure, deux heures, trois heures durant, nous nous traînons au pied de la falaise géante, qui encombre la moitié du ciel au-dessus de nos têtes; elle continue de se dresser brune et rougeâtre devant ces plaines de pierres blanches; l'odeur de soufre, d'œuf pourri qu'elle exhale devient odieuse lorsqu'on passe devant ses grandes fissures, devant ses grands trous béants qui ont l'air de plonger jusqu'aux entrailles de la terre. Dans un infini de silence, où semblent se perdre, s'éteindre les piétinements de notre humble caravane et les longs cris à bouche fermée de nos muletiers, nous nous traînons toujours, par les ravins et les fondrières de ce désert pâle. Il y a çà et là des groupements de formes noires, dont la lune projette l'ombre sur la blancheur des pierres; on dirait des bêtes ou des hommes postés pour nous guetter; mais ce ne sont que des broussailles, lorsqu'on s'approche, des arbustes tordus et rabougris. Il fait chaud comme s'il y avait des brasiers partout; on étouffe, et on a soif. Parfois on entend bouillonner de l'eau, dans les rochers de l'infernale muraille, et en effet des torrents en jaillissent, qu'il faut passer à gué; mais c'est une eau tiède, pestilentielle, qui est blanchâtre sous la lune, et qui répand une irrespirable puanteur sulfureuse.—Il doit y avoir d'immenses richesses métallurgiques, encore inexploitées et inconnues, dans ces montagnes.

Souvent on se figure distinguer là-bas les palmiers de l'oasis désirée,—qui cette fois s'appellera Daliki,—et où l'on pourra enfin boire et s'étendre. Mais non; encore les tristes broussailles, et rien d'autre. On est vaincu, on dort en cheminant, on n'a plus le courage de veiller à rien, on s'en remet à l'instinct des bêtes et au hasard...

Cette fois, cependant, nous ne nous trompons pas, c'est bien l'oasis: ces masses sombres ne peuvent être que des rideaux de palmiers; ces petits carrés blancs, les maisons du village. Et pour nous affirmer la réalité de ces choses encore lointaines, pour nous chanter l'accueil, voici les aboiements des chiens de garde, qui ont déjà flairé notre approche, voici l'aubade claire des coqs, dans le grand silence de trois heures du matin.

Bientôt nous sommes dans les petits chemins du village, parmi les tiges des dattiers magnifiques, et devant nous s'ouvre enfin la lourde porte du caravansérail, où nous nous engouffrons pêle-mêle, comme dans un asile délicieux.

Jeudi, 19 avril.

Je ne sais pas bien si je suis éveillé ou si je dors... J'ai depuis un moment l'impression mal définie d'être au milieu d'oiseaux qui chantent, qui volent si près de moi que je sens, quand ils passent, le vent de leurs plumes... En effet, ce sont des hirondelles empressées, qui ont des nids remplis de petits, contre les solives de mon plafond bas! Si j'allongeais la main, je les toucherais presque. Par mes fenêtres,—qui n'ont ni vitres ni auvents pour les fermer,—elles vont, elles viennent avec des cris joyeux; et le soleil se lève! Je me souviens maintenant: je suis dans l'oasis de Daliki, j'occupe la chambrette d'honneur du caravansérail; hier au soir on m'a fait monter, par un escalier extérieur, dans ce petit logis où il n'y avait rien, que des murailles de terre, blanchies à la chaux, et où mes Persans, Yousouf et Yakoub, se dépêchaient à monter nos lits de sangles, à étendre nos tapis, tandis que nous attendions, mon serviteur et moi, anéantis de sommeil, et buvant avidement de l'eau fraîche à même une buire...

La chaleur est déjà moins lourde ici qu'au bord du terrible golfe, et il fait si radieusement beau! Ma chambre, la seule du village qui ne soit pas au rez-de-chaussée et qui domine un peu ses entours, est ouverte aux quatre vents par ses quatre petites fenêtres. Je suis au milieu des dattiers, frais et verts, sous un ciel matinal bleu de lin, avec semis de très légers nuages en coton blanc. D'un côté, quelque chose de sombre et de gigantesque, quelque chose de brun et de rouge, s'élève si haut qu'il faut mettre la tête dehors et regarder en l'air pour le voir finir: la grande chaîne de l'Iran, qui est là très proche, et presque surplombante. De l'autre, c'est le village, avec un peu de désert aperçu au loin, entre les tiges fines et pareilles de tous ces palmiers. Les coqs chantent, avec les hirondelles. Les maisonnettes en terre battue ont des portes ogivales, d'un pur dessin arabe, et des toits plats, en terrasse, sur lesquels l'herbe pousse comme dans les champs. Les belles filles de l'oasis sortent, non voilées, pour faire en plein air leur toilette, s'asseyent sur quelque pierre devant leur demeure et se mettent à peigner en bandeaux leur chevelure noire. On entend battre les métiers des tisserands. Comme le lieu est très fréquenté, et comme c'est l'heure de l'arrivée de ces caravanes de marchandises, qui cheminent lentement chaque nuit sur les routes, voici que l'on commence d'entendre aussi de tous côtés les sonnailles des mules, qui se hâtent vers le caravansérail, et le beuglement à bouche fermée des muletiers, qui arrivent vaillants et allègres, le haut bonnet noir des Persans mis très en arrière sur leur tête fine et brune.

Dans l'après-midi, longs débats encore avec mon tcharvadar. A Bouchir, j'avais résolu, d'après la carte, de doubler l'étape de ce soir, et il avait refusé, s'était fâché, n'avait cédé qu'à des menaces, après avoir fait mine de partir sans signer le contrat. Aujourd'hui, en présence de l'état des chemins, je préfère ne marcher que six heures, ainsi qu'il l'exigeait d'abord, de façon à coucher en un village appelé Konor-Takté;—et, à présent, c'est lui qui ne veut plus.

Cependant lorsque je finis par dire, à bout de patience: «Du reste, ce sera comme ça, parce que je le veux, la discussion est close!» sa jolie figure de camée se détend tout à coup et il sourit: «Alors, puisque tu dis je veux, je n'ai qu'à répondre soit

Il discutait pour discuter, pour passer le temps, rien de plus.

Six heures du soir. Arrivent mes trois nouveaux cavaliers d'escorte, fournis par le chef d'ici; ils ont de belles robes en coton à fleurs, et des fusils du très vieux temps. Pour la première fois depuis le départ, ma caravane s'organise en plein jour, aux derniers feux rougissants du soleil. Et nous sortons tranquillement de l'oasis, où, sous les hauts palmiers, au bord des ruisseaux clairs, quantité de femmes, presque toutes jolies, sont assises avec des petits enfants, pour la flânerie mélancolique du soir.

Aussitôt commencent les solitudes de sables et de pierrailles. La longue falaise Persique, où nous allons enfin nous engager cette nuit, se déploie à perte de vue, jusqu'au fond de notre horizon vide; on la dirait peinte à plaisir de nuances excessives et heurtées; des jaunes orangés ou des jaunes verdâtres y alternent, par zébrures étranges, avec des bruns rouges, que le soleil couchant exagère jusqu'à l'impossible et l'effroyable; dans les lointains ensuite, tout cela se fond, pour tourner au violet splendide, couleur robe d'évêque. Comme la nuit dernière, il sent le soufre et la fournaise, ce colossal rempart de l'Iran; on a l'impression qu'il est saturé de sels toxiques, de substances hostiles à la vie; il prend des colorations de chose empoisonnée, et il affecte des formes à faire peur. De plus, il se détache sur un fond sinistre, car la moitié du ciel est noire, d'un noir de cataclysme ou de déluge: encore un de ces faux orages qui, dans ce pays, montent avec des airs de vouloir tout anéantir, mais qui s'évanouissent on ne sait comment, sans donner jamais une goutte d'eau... Vraiment, quelqu'un n'ayant jamais quitté nos climats et qui, sans préparation, serait amené ici, devant des aspects d'une telle immensité et d'une telle violence, n'échapperait point à l'angoisse de l'inconnu, au sentiment de n'être plus sur terre, ou à la terreur d'une fin de monde...

Le désert ondulé, dans lequel nous cheminions depuis deux jours, suit une pente ascendante jusqu'au pied de ces montagnes, qui semblent à présent sur nos têtes; son déploiement blanc, du point où nous sommes, est déjà en contre-bas par rapport à nous; il se déroule infini à nos yeux, détaché en pâle sur le ciel terrible, et deux ou trois lointaines oasis y font des taches trop vertes, d'un vert cru d'aquarelle chinoise. Si désolé qu'il soit, ce désert auquel nous allons dire adieu, combien cependant il nous paraît hospitalier, facile, en comparaison de cette falaise qui se dresse là, mystérieuse et menaçante sous les nuages noirs, comme ne voulant pas être pénétrée!

A l'heure où le disque ensanglanté du soleil plonge derrière l'horizon des plaines, une grande coupure d'ombre s'ouvre presque soudainement devant nous dans la muraille Persique, entre des parois verticales de deux ou trois cents mètres de haut.

Nous entrons là. Un brusque crépuscule descend sur nous, tombe des rochers surplombants, comme ferait un voile dont nous serions tout à coup enveloppés. Le silence, la sonorité augmentent en même temps que l'odeur de soufre. Et les étoiles, que l'on ne distinguait pas avant, apparaissent aussitôt, comme vues du fond d'un puits et allumées toutes à la fois, au clair zénith que n'ont pas encore atteint les nuées d'orage.

Une heure durant, jusqu'à nuit close, nous nous enfonçons, d'un pénible effort, dans le pays des horreurs géologiques, dans le chaos des pierres follement tourmentées; toujours nous suivons la même coupure, le même gouffre, qui continue de s'ouvrir dans les flancs profonds de la montagne, comme une sorte de couloir sinueux et sans fin. Il y a des trous, des éboulis; des montées raides, et puis des descentes soudaines, avec des tournants sur des précipices. Au milieu de tout cela, le passage séculaire des caravanes a creusé de vagues sentes, dont nos bêtes, malgré l'obscurité, ne perdent pas la trace. De temps à autre, on s'appelle, on se compte, les cavaliers de Daliki et nous-mêmes; on resserre les rangs et on s'arrête pour souffler. Dans les ténèbres des alentours, on entend bruire des eaux souterraines, gronder des torrents, tomber des cascades. Il fait une température d'étuve, de four, dans ces gorges où l'on est de tous côtés surplombé par des amoncellements de pierres chaudes, et on suffoque parfois à respirer l'odeur des soufrières. Il y a de plus dangereux passages, où ce sont comme des lamelles en granit, comme des séries de tables mises debout, à moitié sorties du sol, laissant des intervalles étroits et profonds où la jambe d'une mule, si elle s'y enfonçait par malheur, serait prise comme au piège. Et il faut faire route là-dessus, dans l'obscurité.

Une heure de repos relatif, à cheminer sur un sol blanchâtre, le long d'une rivière endormie... Sinistre rivière, qui ne connaît ni les arbres, ni les roseaux, ni les fleurs, mais qui se traîne là, clandestine et comme maudite, si encaissée que jamais le soleil ne doit y descendre. Elle reflète à cette heure un étroit lambeau de ciel avec quelques étoiles, entre les images renversées des grandes cimes noires.

Et maintenant, voici le passage qui se ferme devant nous, voici la vallée qui nous est absolument close par une muraille verticale de trois à quatre cents mètres de haut...

Allons, nous nous sommes fourvoyés, c'est évident; nous n'avons plus qu'à revenir sur nos pas... Et il est fou, pour sûr, mon tcharvadar, qui fait mine de vouloir grimper là, qui pousse son cheval dans une espèce d'escalier pour chèvres, en prétendant que c'est le chemin!...

Ici, mes trois cavaliers d'escorte viennent me saluer fort gracieusement et prendre congé. Ils n'iront pas plus loin, car, disent-ils, ce serait sortir des limites de leur territoire. Je m'en doutais, qu'ils me lâcheraient comme ceux d'hier. Menaces ou promesses, rien n'y fait; ils s'en retournent, et nous sommes livrés à nous-mêmes.

Or, c'est bien le chemin en effet, cet escalier inimaginable; il faut se décider à le croire, puisqu'ils l'affirment tous. C'est bien, paraît-il, la seule voie qui conduise là-haut, à cette mystérieuse et inaccessible Chiraz, où, après trois nuits encore de laborieuse marche, nous nous reposerons peut-être enfin, dans l'air salubre et rafraîchi des sommets. C'est la grande route du Golfe Persique à Ispahan!...

Un homme dans son bon sens, ayant nos idées européennes sur les routes et les voyages, et à qui l'on montrerait cette petite troupe de chevaux et de mules entreprenant de s'accrocher, de grimper quand même au flanc vertical d'une telle montagne, croirait assister à quelque fantastique chevauchée vers le Brocken, pour le Sabbat.

Cela dure un peu plus de deux pénibles heures, cette escalade à se rompre les os. Rien que pour se tenir en selle, on a une incessante gymnastique à faire; nos bêtes constamment tout debout,—et d'ailleurs merveilleuses d'instinct et de prudence,—tâtent dans l'obscurité avec leurs pieds de devant, tâtent plus haut que leur figure, cherchent une saillie où se cramponner comme si elles avaient des griffes, et puis se hissent d'un souple effort de reins. Et ainsi de suite, chaque minute nous élevant davantage au-dessus de l'abîme qui se creuse. Les espèces de sentes que nous suivons montent en zigzags très courts, à tournants brusques; nous sommes donc directement les uns au-dessus des autres, plaqués tous contre l'abrupte paroi, et, si l'un des premiers s'en détachait pour dévaler dans le gouffre, il entraînerait les suivants, on serait précipités plusieurs ensemble. Avec tous ces cailloux qui s'arrachent sous nos pas, pour descendre en cascades, en avalanches de plus en plus longues, à mesure que le vide en bas se fait plus profond; avec tous ces sabots ferrés qui écorchent la pierre, qui glissent et se rattrapent, nous menons grand bruit au milieu des solennels silences; s'il y a des brigands aux aguets dans ce pays, ils doivent de très loin nous entendre. Je fais passer devant mon serviteur français, dont la vie m'est confiée, pour au moins être sûr, tant que j'apercevrai sa silhouette, qu'il n'a pas été précipité avec son cheval, derrière moi, dans les vallées d'en dessous. Parfois, une mule de charge chancelle et s'abat; nos gens alors jettent de longs cris d'alarme et de sauve-qui-peut: si elle allait rouler sur la pente, en fauchant au passage celles qui sont derrière, l'avalanche alors, qui se formerait, serait composée de nous-mêmes, de nos muletiers et de toutes nos bêtes...