Octave Mirbeau

La 628-E8

Comprenant en annexe le chapitre intégral "Balzac"
Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066078003

Table des matières


La première de couverture
Page de titre
BRUXELLES
CHEZ LES BELGES

DÉDICACE

À Monsieur FERNAND CHARRON

À qui dédier le récit de ce voyage, sinon à vous, cher Monsieur Charron, qui avez combiné, construit, animé, d'une vie merveilleuse, la merveilleuse automobile où je l'accomplis, sans fatigue et sans accrocs?

Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j'ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine.

Oui, ce qui est nouveau, ce qui est captivant, c'est ceci. Non seulement l'automobile nous emporte, de la plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse; elle nous mène aussi à travers des mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l'histoire, notre histoire vivante d'aujourd'hui...

Du moins, on est si content qu'on croit vraiment que tout cela est arrivé. Et puis, pour nous les rendre supportables et sans remords, ne faut-il pas anoblir un peu toutes nos distractions?


Il y a six ans, je me rappelle, parti, un malin, d'Aurillac, sur une des premières automobiles que vous ayez construites, j'arrivai, le soir, vers quatre heures, en plein Jura, à Poligny.

C'était la fin d'un jour de marché. Tout était calme dans les rues. Nul bruit dans les cabarets, à peu près vides. Bêtes et gens s'en allaient pacifiquement, qui à l'étable, qui au foyer. Quelques groupes restaient encore à deviser sur la place, où les petits marchands avaient démonté et repliaient leurs étalages... Rien qu'à la traverser, la ville me fut sympathique. Elle avait un air de décence, de bonne santé, de bon accueil, très rare en France.

Dans l'auberge où je descendis, je m'attablai entre deux paysans, très beaux, très forts, les cheveux drus et noirs sur une puissante tête carrée, le masque modelé en accents énergiques; singulièrement avenants. Ils parlaient de leurs affaires, et moi, tout en mangeant de savoureuses truites, arrosées d'un excellent vin d'Arbois, je les écoutais parler. Comme ils n'avaient rien du nationalisme sectaire et méfiant, avec lequel, d'ordinaire, les paysans reçoivent ce qu'ils appellent les étrangers, ils permirent fort gentiment que je prisse part à leur conversation.

Ils se montrèrent parfaits techniciens agricoles, curieux de progrès, informés au delà des choses de leur métier. Je n'avais plus, devant moi, l'Auvergnat, âpre et rusé, bavard et superstitieux, ignorant et lyrique, que j'avais quitté le matin même, non sans plaisir, je l'avoue; je voyais enfin des hommes, calmes, réfléchis, réalistes, précis, qui ne croient qu'à leur effort, ne comptent que sur lui, savent ce qu'ils veulent, ont le sentiment très net de leur force économique, exigent qu'on respecte en eux la dignité sociale et humaine du travail. Aucune trace de superstition, en leurs discours, et, ce qui me frappa beaucoup, pas le moindre misonéisme. Ils n'eurent pas une parole de haine contre l'automobilisme. Au contraire. Ils admiraient grandement cette nouveauté, lui faisaient crédit de n'être encore qu'un sport—un sport expérimental—aux mains des riches, et ils en attendaient des applications démocratiques, avec confiance.

À plusieurs reprises, ils marquèrent cette fierté que, de tous les départements français, le leur fût celui où l'instruction s'était le plus développée.

L'un d'eux me dit:

—Chez nous, tous, nous désirons apprendre. Malheureusement, on ne nous apprend pas grand'chose. Nous n'avons pas, bien sûr, l'ambition de devenir des savants, comme Pasteur. Mais nous voudrions connaître l'indispensable. Or, l'instruction qu'on nous donne est, tout entière, à réformer. C'est l'instruction cléricale qui persiste hypocritement, dans l'instruction laïque. On nous farcit toujours l'esprit de légendes dont nous n'avons que faire... Mais nous continuons à ignorer les plus simples éléments de la vie: par exemple, ce que c'est que l'eau que nous buvons, la viande que nous mangeons, l'air que nous respirons, la semence que nous confions à la terre..., en bloc, tous les phénomènes naturels, et nous-mêmes... Alors, comme nos anciens, nous cheminons, à tâtons, dans la routine, et nous ne sommes pas capables de tirer parti des immenses richesses qui sont, partout, dans la nature, à portée de la main.

L'autre, qui approuvait, dit à son tour:

—Les socialistes nous prêchent sans cesse l'émancipation, l'affranchissement... J'en suis, parbleu!... Mais, l'affranchissement, l'émancipation de quoi, si tout d'abord on n'affranchit et on n'émancipe notre cerveau?

Je compris très bien que le passé n'avait plus aucune prise sur ces hommes conscients et qu'ils défendraient avec une volonté tenace et une tranquille assurance, les conquêtes, les pauvres petites conquêtes, matérielles et morales, qu'ils avaient su, tout seuls, arracher à la société et au sol ingrat de leurs montagnes...

Et tel était le miracle... En quelques heures, j'étais allé d'une race d'hommes à une autre race d'hommes, en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, de mœurs, d'humanité qui les relient et les expliquent, et j'éprouvais cette sensation—tant il me semblait que j'avais vu de choses—d'avoir, en un jour, vécu des mois et des mois.

Et cette sensation que, seule, l'automobile peut donner, car les chemins de fer, qui ont leurs voies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées, toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers et les gares, toujours pareilles, ne traversent réellement pas les pays, ne vous mettent point en communication directe avec leurs habitants,—cette sensation, tout à fait nouvelle, que de fois j'en goûtai la force et le charme, au cours de ce voyage exquis, où je retrouve constamment mon admiration et, je puis le dire, ma reconnaissance, pour cette maison roulante idéale, cet instrument docile et précis de pénétration qu'est l'automobile, et surtout—puisqu'il faut bien finir par tout ramener à soi—l'automobile créée par vous, cher monsieur Charron, pour mes curiosités et mes vagabondes rêveries...


C'est pour cela que j'aime mon automobile. Elle fait partie désormais de ma vie; elle est ma vie, ma vie artistique et spirituelle, autant et plus que ma maison. Elle est pleine de richesses, sans cesse renouvelées, qui ne coûtent rien que la joie de les prendre au passage, ici, là, partout où m'entraînent la fantaisie de voir et le désir d'étudier. J'y sens vivre les choses et les êtres avec une activité intense, en un relief prodigieux, que la vitesse accuse, bien loin de l'effacer. Elle m'est plus chère, plus utile, plus remplie d'enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres, de leurs eaux, de leurs figures... Dans mon automobile j'ai tout cela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant, passant, changeant, vertigineux, illimité, infini... J'entrevois, sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d'art; je ne puis me faire à l'idée, qu'un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m'emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l'oeil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l'humanité.


Eh bien, faut-il vous le dire, cher monsieur Charron? J'ai beaucoup hésité, avant d'inscrire votre nom en tête de ce petit volume... J'avoue que, durant quelques heures, j'ai manqué de courage... Voilà un bien gros mot, n'est-ce pas, pour une chose pourtant bien naturelle et bien simple... C'est que je connais les hommes de mon temps, surtout de mon milieu. Leur bienveillance si connue, leur indomptable morale et l'intransigeance de leurs vertus, m'ont positivement effrayé... Mais le sentiment très vif que j'ai de ma liberté, l'horreur, non moins vive, que j'ai des usages reçus et des pratiques courantes, mon immoralité, pour tout dire, eurent vite fait de surmonter cette terreur passagère et absurde... Si on les écoutait, ces braves gens-là, on ne ferait jamais rien de ce que l'on veut et de ce qui vous plaît... Laissons-les dire...

Laissons-les dire, mais profitons de cette circonstance pour risquer quelques observations...


L'époque, cher monsieur Charron, est terriblement réfractaire à l'admiration que nous devons aux choses du progrès, à la reconnaissance que nous devons aux hommes qui travaillent, luttent et trouvent. Admiration et reconnaissance, on ne les comprend et ne les accepte que si elles sont tarifées et rétribuées selon des prix courants, proportionnés à l'enthousiasme avec lequel on les exprime. La presse est devenue si universellement vénale, elle oblige tellement toutes les choses de la vie à verser dans sa caisse, pour être reconnues valables, un impôt de plus en plus lourd, qu'un écrivain, aujourd'hui, sous peine de se déshonorer, n'a plus le droit de signaler une découverte scientifique importante, ou de confesser un plaisir, une émotion, si cette émotion, ce plaisir lui viennent d'un objet fabriqué et qui se vend. Pour un temps, dont on aperçoit, d'ailleurs, la fin prochaine, il peut encore—sauf dans Le Journal, bien entendu—admirer un livre, un tableau, une statue, dire, à peu près librement, ses impressions sur ce qu'on appelle une œuvre de l'imagination. Classification vraiment arbitraire et comique, car j'ai toujours pensé que les statues, les tableaux, les livres se vendent avec plus d'âpreté encore que les machines; et les machines m'apparaissent, bien plus que les livres, les statues, les tableaux, des oeuvres de l'imagination. Quand je regarde, quand j'écoute vivre cet admirable organisme qu'est le moteur de mon automobile, avec ses poumons et son cœur d'acier, son système vasculaire de caoutchouc et de cuivre, son innervation électrique, est-ce que je n'ai pas une idée autrement émouvante du génie humain, de sa puissance imaginative et créatrice, que si je lis un livre de M. Paul Bourget, ou considère un tableau de M. Detaille, une statue de M. Denys Puech? Est-ce que le moindre mécanisme qui transporte l'énergie motrice, la chaleur, la parole, l'image, par de minces réseaux de fils métalliques, ou par d'invisibles ondes, n'implique pas une plus grande somme d'études, d'observations, d'efforts, de facultés supérieures?... Et cependant, le livre banal, infiniment inutile de M. Paul Bourget, la statue—si l'on peut dire—de M. Denys Puech, le tableau—euphémisme—de M. Detaille, il est admis, il est honorable, élégant, que je puisse les vanter tant que je voudrai, et tout le monde me louera d'avoir débité, à leur propos, les sottises esthétiques qui fermentent sous le crâne d'un critique d'art. Mais il me sera formellement interdit de décrire une machine qui, comme l'automobile, par exemple, bouleverse déjà, et bouleversera bien davantage les conditions de la vie sociale.

Eh bien, je proteste, de toutes mes forces, contre cette conception éducatrice des journaux qui leur permet—parce que c'est de l'art—de vous raconter, en quatre colonnes, le dernier vaudeville des Variétés, et qui fait que nous ne savons rien, jamais rien,—parce que c'est du commerce,—des travaux admirables, par lesquels tant de savants obscurs s'acharnent à conquérir, pour nous, chaque jour, un peu plus de bonheur...


Cette liberté, je ne la revendique pas, cher monsieur Charron, pour déclarer, tout de go, que vous avez inventé l'automobile. Mais, de vous y être passionné, l'automobilisme vous doit beaucoup. Parmi les constructeurs français—j'ai plaisir à le reconnaître—vous êtes certainement celui qui apporta le plus de progrès notables à cette industrie. Ingénieux, pratique et tenace, vous n'avez cessé de chercher et de trouver des améliorations, vous n'avez cessé de créer des dispositifs, adoptés universellement aujourd'hui, grâce à quoi nos moteurs ont atteint ce degré de presque-perfection, où nous les voyons en ce moment. Et ce qui m'étonne le plus, et dont je vous loue infiniment, c'est que vous vous soyez aussi préoccupé de leur donner une forme harmonieuse, et de doter la machine, comme un objet d'art, de sa part de beauté.

Je vous ai suivi, avec un intérêt grandissant, depuis le jour où, dans les sous-sols de l'avenue de la Grande-Armée—vous n'aviez pas d'usine en ce temps-là—vous convoquiez quelques personnes à venir voir les pièces du premier châssis que vous alliez monter... J'en étais... Je me souviens qu'un curieux personnage, un Américain, qui n'est pas un inconnu et qui est roi, comme pas mal de citoyens de sa république, roi de l'Acier, M. Schwab, pour tout dire, en était aussi... Je le vois encore, prenant chaque pièce, successivement, et après l'avoir examinée, soupesée, éprouvée, flairée, disant:

—Ça, c'est de l'acier... À la bonne heure!... Voilà de l'acier!...

Si bien qu'avant de s'en aller il vous commanda deux châssis pour lui, dix autres, pour des Américains, des rois de quelque chose évidemment, dont il vous donna les noms et les adresses:

Et il ajouta:

—S'ils n'en veulent pas... tant pis pour eux!... Je les prendrai, moi... Marchez!... Marchez!... Ça, c'est de l'acier...

Et moi, qui ne suis roi de rien, entraîné par l'exemple de M. Schwab, j'en commandai un, également.

—Bon!... s'écria M. Schwab... Parfait!... Et si, au dernier moment, vous n'en voulez pas, non plus... je le prends... C'est de l'acier!


Lors de ce voyage que j'entreprends de raconter ici M. Schwab me rappelait cette journée, un soir, que je le vis entrer dans Delft, où moi-même je venais d'arriver...

Ce fut une soirée assez comique, vraiment, et bien américaine.

Après le dîner, durant lequel nous avions beaucoup parlé de nos autos—car entre autres bienfaits de l'automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nos conversations sur l'immortalité de l'âme et sur les femmes en ait été si radicalement modifié—nous sortîmes. Et nous nous promenâmes par la ville.

Curieuse et délicieuse ville, et si lointaine!

La lune éclairait d'une lueur, aux éclats de nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d'une arche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideaux de dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons, prenaient des aspects d'un romantisme suranné et charmant... Puis, entre des espaces bleus, d'énormes tours surgissaient tout à coup dans la nuit argentée... Je dis qu'elles surgissaient; elles avaient plutôt l'air d'être tombées du ciel, ayant gardé l'obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite des palais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là, l'ogive d'une porte, l'intervalle d'un créneau, des plaques de vitraux treillissés... Personne dans les rues, presque pas de lumières aux fenêtres... des boutiques endormies dont le rayonnement semblait se rétrécir, s'affaiblir et mourir, comme celui des lampes qui vont s'éteindre dans un sanctuaire... Et, brusquement, nous respirions, parmi l'âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre, de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, de barquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant le marché du lendemain.

Nous ne parlions pas... M. Schwab fumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n'en fument que les milliardaires... Et moi, transporté dans ce décor nocturne du moyen âge, il me semblait que fêtais loin de tout, loin des aciers et des rois de l'acier... si loin, si loin, si loin!

Mais M. Schwab n'avait pas quitté le siècle, lui, ni l'Amérique, ni même l'avenue de la Grande-Armée... Il s'acharnait à tirer sur son cigare qui laissait une affreuse odeur, derrière lui... Et cela faisait exactement le bruit que font les carpes dans un bassin, quand elles viennent respirer, le museau hors de l'eau, l'air des beaux soirs d'été. Je l'entendais, dans l'intervalle de ces bruits, qui disait:

—Ce petit Charron... Hein? C'est un gaillard!... Il sait ce que c'est que l'acier...

Deux femmes, en longues manies noires, passèrent près de nous, avec des pas feutrés, silencieuses comme des vols de chauves-souris... D'où venaient-elles?... Où allaient-elles?... Était-ce même des femmes?... N'était-ce pas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de tout ce passé?... Je vis leurs manteaux se fondre dans la nuit...

M. Schwab ne les avait pas regardées... Il poursuivait:

—Vous savez... en Amérique... ce petit Charron, il serait roi aussi... roi de l'automobile...

Et alors, au loin, très loin, ce fut comme un son de cloche, un tout petit son de cloche, d'un timbre unique, sans vibration prolongée, un son pareil au chant si joli, si mélancolique du crapaud, dans les jardins étouffants d'août... Puis d'autres sons de cloche, aussi lointains, à l'est, à l'ouest, se répondirent... Je crus voir des intérieurs de couvents, des cloîtres, des visages blêmes sous des voiles, des mains jointes, des cierges... Et, près de moi, une voix que je n'écoutais plus, et dont il ne me venait que des paroles coupées par le silence que ces petits sons de cloche, là-bas, partout, rendaient si émouvant, si mystérieux, une voix disait:

—Carburateur... boîte de vitesse... boîte d'embrayage... magnéto... acier... acier... acier... acier...

Et ce moi «trust... trust... trust...» qui vibrait, me chatouillait, m'agaçait l'oreille, comme un bourdonnement d'insecte:

—Pruut... Pruut... Pruut!...

Nous ne rentrâmes que fort tard à l'hôtel.

J'ai pensé que cela vous amuserait de savoir que vous aviez préoccupé l'esprit d'un homme tel que M. Schwab, au point que, dans un soir calme de Hollande, parmi le décor d'une vieille ville, illustrée de tant de souvenirs et qui, depuis Guillaume le Taciturne, n'a guère changé, il vous ait sacré Roi de l'Automobile!...

OCTAVE MIRBEAU.


LA 628-E8

Table des matières

LE DÉPART

Avis au lecteur.

Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l'Allemagne, et, surtout, à travers un peu de moi-même.

Est-ce bien un journal? Est-ce même un voyage?

N'est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n'ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j'ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent? Mais est-il certain que j'aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui me rappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l'aie vraiment rencontrée quelque part; et que j'aie vu, ici ou là, de mes yeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d'un si brusque lyrisme, et qui, tout à coup,—par suite de quelles associations d'idées?—me fit songer au botanisme académique de M. André Theuriet?

Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle, la part de la réalité. Je n'en sais rien. L'automobile a cela d'affolant qu'on n'en sait rien, qu'on n'en peut rien savoir. L'automobile, c'est le caprice, la fantaisie, l'incohérence, l'oubli de tout... On part pour Bordeaux et—comment?... pourquoi?—le soir, on est à Lille. D'ailleurs, Lille ou Bordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ou Pontarlier..., qu'est-ce que cela fait?...

L'automobile, c'est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c'est le vertige.

Quand, après une course de douze heures, on descend de l'auto, on est comme le malade tombé en syncope et qui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objets vous paraissent encore animés d'étranges grimaces et de mouvements désordonnés... Ce n'est que, peu à peu, qu'ils reprennent leur forme, leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, comme envahies par des milliers d'insectes aux élytres sonores. Il semble que vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideau de théâtre sur la scène qui s'illumine... Que s'est-il donc passé?... On n'a que le souvenir, ou plutôt la sensation très vague, d'avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies, où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues de feu... Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pour s'apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, de solide, et qu'il y a autour de vous, devant vous, des maisons, des boutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s'empressent... On ne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore, vous reste-t-il une sorte d'agitation nerveuse qui décuplera et grossira vos rêves de la nuit.

—Alors, me direz-vous, c'est le journal d'un malade, d'un fou, que vous allez nous donner?

Hélas!..., cher monsieur Thureau-Dangin, quel homme—même parmi ceux qui ont le moins de génie—peut se vanter de n'être ni fou, ni malade?


Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être que des rêves, et de rêves qui ne sont peut-être que des impressions réelles, il est possible, après tout, que je vous mène de Cologne à Rotterdam, de Rotterdam à Hambourg, de Hambourg à Anvers, d'Anvers à Delft, de Delft au Helder, du Helder à Brême et à Düsseldorf, et que, pour arriver à ces différentes étapes, nous passions par l'Amérique, la Russie, la Chine, les lacs d'Afrique, les montagnes glacées des solitudes polaires. Mais ne vous y fiez point. En tout cas, n'attendez pas de moi des renseignements historiques, géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documents parlementaires, édilitaires, militaires, universitaires, judiciaires... Non que je les méprise, croyez-le bien... Mais où et comment eussè-je pu les recueillir? Il faut habiter un pays, vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses mœurs et ses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages... Or, je n'ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe de sa trajectoire.

Que les démographes et les sociologues laissent donc ici toute espérance! Je n'ai point la prétention de leur offrir un ouvrage sérieux et copieux, comparatif de l'état des peuples, énumérateur de leurs richesses, annonciateur de leurs destinées, et qui—pour peu qu'en plus de ces connaissances respectables et chimériques je connusse intimement la concierge ou la corsetière de Madame de X...,—me vaudrait les éloges de l'Institut, et, peut-être, ce prix—ah! que j'ai souvent souhaité—ce prix qui répond, au très gracieux, au très galant, au très décoratif nom de Reine Pou!


Je sais des gens qui ont le don d'écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu'ils croient être leurs émotions; qui vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d'une main, un carnet de l'autre, le Bædecker en poche, les yeux ailleurs et l'esprit nulle part; qui font arrêter la voiture devant une ruine historique, un point de vue recommandé, l'emplacement d'un ancien champ de bataille, pour enregistrer aussitôt une «idée et sensation», qui n'est le plus souvent que la réminiscence d'une lecture de la veille; qui ne s'endorment jamais sans avoir inscrit scrupuleusement le compte détaillé de leurs enthousiasmes, en même temps que de leurs dépenses.

Par exemple, ceci, que j'ai lu sur un carnet oublié par un touriste dans une chambre d'hôtel:

«Visité le château de Chambord (voir description dans Bædecker...). On ne bâtit plus comme ça... Oublié les hontes du présent (Combes, Pelletan, Jaurès, Hervé)... Vécu toute la journée parmi les nobles gloires du passé... (François Ier, Diane de Poitiers, duchesse d'Étampes)... Me sens consolé, et meilleur... (à développer)... Donné deux francs au gardien, ce que ma femme trouve excessif... Acheté pour douze sous de cartes postales illustrées (montrer combien ces cartes postales grèvent aujourd'hui le budget d'un voyage).»

Ces gens-là, je les vénère. Peut-être connaissent-ils des joies supérieures que j'ignore. Mais je tiens à les ignorer, me contentant des miennes, dont je ne sais pas d'ailleurs si ce sont des joies.


J'écrirai donc ceci au hasard de mes souvenirs et de mes rêves, sans trop distinguer entre eux. Vous y verrez souvent, j'imagine, des contradictions qui choqueront votre âme délicate et ordonnée, exaspéreront votre esprit, si plein de forte logique... Qu'y faire? C'est que je suis homme, comme tout le monde, et que rien des infirmités, des incohérences, des erreurs humaines, ne m'est étranger. De même que tous mes semblables,—qui se vantent, avec un si comique orgueil, de n'être que cœur, cerveau, et tout ailes,—j'ai un estomac, un foie, des nerfs, par conséquent des digestions, des mélancolies et des rhumatismes, sur lesquels le soleil et la pluie, le plaisir et la peine exercent des influences ennemies. Ce que M. Paul Bourget appelle des «états de l'esprit», ce n'est jamais que des «états de la matière», qui affectent diversement notre sensibilité morale, notre imagination, le mouvement et la direction de nos idées, comme les météores, qui passent sur la mer, en changent, mille fois par jour, la coloration et le rythme. Selon que mes organes fonctionnent bien ou mal, il m'arrive de détester, aujourd'hui, ce que j'aimais hier, et d'aimer le lendemain, ce que, la veille, j'ai le plus violemment détesté. Loin de m'en plaindre, je m'en réjouis, car c'est cela qui donne à la vie son intérêt innombrable... «Il y a quelque chose que je préfère à la beauté, c'est le changement», écrit Ernest Renan, à moins que ce ne soit M. Maurice Barrès.

Enfin, je tâcherai de suivre, en toutes choses, le conseil de ce Boileau, si sottement calomnié, et qui veut qu'un beau désordre soit un effet de l'art.

Comme il doit être content, aujourd'hui, ce Boileau!


La vitesse.

Il faut bien le dire—et ce n'est pas la moindre de ses curiosités—l'automobilisme est une maladie, une maladie mentale. Et cette maladie s'appelle d'un nom très joli: la vitesse. Avez-vous remarqué comme les maladies ont presque toujours des noms charmants? La scarlatine, l'angine, la rougeole, le béri-béri, l'adénite, etc. Avez-vous remarqué aussi que, plus les noms sont charmants, plus méchantes sont les maladies?... Je m'extasie à répéter que la nôtre se nomme: la vitesse... Non pas la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse, en quelque sorte névropathique, qui emporte l'homme à travers toutes ses actions et ses distractions... Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu'il est arrivé quelque part, en mal d'être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu'ailleurs... Son cerveau est une piste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent, à raison de cent kilomètres à l'heure. Cent kilomètres, c'est l'étalon de son activité. Il passe en trombe, pense en trombe, sent en trombe, aime en trombe, vit en trombe. La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d'un mouvement fou, d'un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route... Tout autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme le vertige et comme la fièvre.

Par exemple, je vais à Amsterdam... Quand j'ai un ennui, un dégoût, simplement, pour ne plus entendre parler de M. Willy et de M. Bernstein, je vais à Amsterdam. Je décide que j'y resterai huit jours, huit jours d'oubli, huit jours de joie... Il me faut huit jours, bien pleins, pour revoir, un peu superficiellement, mais avec calme, cette admirable ville. Si huit jours ne me suffisent pas, j'en prendrai quinze... Je suis libre de moi, de mon temps... Rien ne me retient ici; rien ne me presse là-bas.

Et je pars.

J'arrive à Amsterdam... Malgré la douceur de ma C.-G.-V., et l'élasticité moelleuse, berceuse, de ses uniques ressorts, j'arrive, un peu moulu d'avoir traversé les infâmes pavés, les offensants et barbares pavés de la Belgique, où succombèrent tant de pauvres châssis, mal préparés à affronter ces obstacles de pierre qui font, des routes flamandes, quelque chose comme d'interminables moraines... Donc, j'arrive, un matin, car je suis allé coucher à La Haye, où j'ai revu le Vivier et ses Cygnes, où j'ai respiré ce calme doux, ce calme doré qui doit me guérir de toute vaine agitation... Enfin... enfin... me revoici à Amsterdam... Je suis content... Décidément, huit jours, quinze jours... ce n'est pas assez... Je resterai trois semaines.

Je dis à mon mécanicien:

—Brossette, mon ami... nous resterons un mois ici... Peut-être plus.

Brossette sourit et répond:

—Entendu, monsieur... Alors, faut descendre les bagages?... Tous?

—Tous, tous, tous... Je crois bien...

—Entendu, monsieur...

—Et vous, mon bon Brossette... congé... Je n'ai pas besoin de la voiture ici...

Le sourire de Brossette s'accentue...

—Bon!... bon!... fait-il... En tout cas, j'attendrai monsieur, ce soir, pour les ordres.

—Mais non, mais non... Couchez-vous... Amusez-vous...

Et il se rend au garage.

À peine sorti de la voiture, la douche prise, le corps, des pieds à la tête, frotté à l'essence de sauge et de romarin, souple, gai, le jarret solide, je vais par la ville... Lentement, d'abord... en bon promeneur qui veut jouir des choses qu'il retrouve, qu'il aime... Ah! quelle ville!... Quelle joie!... Quelle tranquillité en moi!... Pour la cent-millième fois, avec des phrases que je connais et que vous connaissez si bien, je bénis l'invention de l'automobile et ses incomparables bienfaits... Je me dis:

—Quelle merveille! On part quand on veut. On s'arrête où l'on veut. Plus de ces horaires tyranniques, qui vous arrachent du lit trop tôt, qui vous font arriver à des heures stupides de la nuit, dans des gares boueuses et compliquées. Plus de ces promiscuités, en d'étroites cellules, avec des gens intolérables, avec les chiens, les valises, les odeurs, les manies de ces gens... Viendrais-je si souvent à Amsterdam, s'il me fallait subir, toute une nuit, en un wagon, l'horreur de ces voisinages et le danger de ces haleines, quand on a l'air vivifiant de la prairie, de la forêt? Oh non!... Et les flâneries libres, les belles, les délicieuses flâneries!... Le polder, le polder!...

Et, en me disant cela, sans m'apercevoir de rien, à chaque pas qui me pousse et qui m'entraîne, je vais plus vite... encore plus vite... Mes reins ont des élasticités de caoutchouc neuf; mes semelles, sur les pavés, les trottoirs, rebondissent, devant moi, derrière moi, comme des balles de tennis... Je cours pour les rattraper... Je cours... je cours...

Je commence par les musées, n'est-ce pas?... par ces musées magnifiques où, devant le génie de Rembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositions parisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes de nos esthéticiens... Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c'est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées... Et l'instant d'après, sans trop savoir ce qui m'est arrivé, je me trouve longeant les canaux, les canaux aux eaux mortes, bronzées et fiévreuses, où glissent, pareilles aux jonques chinoises, ces massives et belles barques néerlandaises qui laissent tomber, sur la surface noire, le reflet vert, acide et mouvant de leurs proues renflées.

Maintenant, me voici sur des places, dans des rues, dans des ruelles qui se croisent et s'entre-croisent, ces rues si prodigieusement colorées, où défilent, défilent des maisons en porte-à-faux, d'un dessin si souple, de hautes façades, étroites et pointues, qui se penchent les unes sur les autres, s'étranglent les unes entre les autres, s'écrasent les unes contre les autres. Deux fois, trois fois, j'ai traversé le Dam... Je vais toujours, et, devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passer une image forcenée, une image de vertige et de vitesse: la mienne.

Et ce sont des jardins, avec des massifs de tulipes... d'énormes monuments de brique... des banques comme des citadelles, la Bourse, toute rouge, encore des canaux, des canaux, des ponts, des ponts, et encore des maisons qui dansent et croulent, et, à deux enjambées de la Kalverstraat, c'est le petit béguinage catholique, invisible, silencieux, tout à fait perdu au milieu des boutiques vivantes et trafiquantes, avec sa minuscule église, ses étroits jardins triangulaires, si tristes d'être sans verdure et sans fleurs, ses petites maisons à pignon vert, au seuil desquelles, accroupies et tassées sous leurs coiffes plates, l'on voit prier et dodeliner de la tête, des vieilles très anciennes, qui ne vous regardent pas, qui ne regardent jamais rien, qui n'ont jamais rien regardé...

Je vais toujours... Ah! c'est le port...

Le soir est venu... Il souffle un vent humide et très froid. Je n'aperçois dans la brume que des feux rouges, jaunes, verts, qui clignotent, très pâles, sur le canal... Les sirènes ne discontinuent pas de crier, comme des chiens perdus dans la nuit. Alors, je m'enfonce dans les quartiers presque inconnus de ce port, où se cachent d'affreux bouges, des musicos hurlants, toute une Inde étrange, boueuse et glacée, un carnaval mi-septentrional, mi-javanais, qui vous racle les nerfs de ses musiques aigres et traînantes, vous prend à la gorge, par ses odeurs de salure marine, de goudron, d'alcool, d'opium, de pétrole, d'oripeaux fétides, de chairs noires ou cuivrées, où, ici et là, autour d'un bras levé, d'une cheville en l'air, reluit un cercle d'or... Que sais-je?...

Car tout est nouveau, à Amsterdam, tout vous arrête, à ses aspects multiples, tragiques et lointains... Mais je ne m'arrête pas... je ne m'arrête nulle part... Je bouscule une négresse qui s'est accrochée à moi, et, de ses grosses lèvres rougies de bétel, me souffle au visage, avec des paroles de luxure, une odeur de mort... Et je vais... je vais sans savoir où je vais... Je garde le souvenir vague de brasseries obscures et profondes, en voûte de chapelle, où des visages d'ombre et de silence regardent des foules qui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumières aveuglantes, comme des projections de lanterne magique... Et puis rien... rien que des choses qui glissent... qui fuient... qui tournoient comme des ondes... et se balancent comme des vagues...

Rentré à l'hôtel, exténué, fourbu, la tête éclatant sous la pression de tout ce que j'y ai entassé d'images tronquées, qui cherchent vainement à se rejoindre, je n'ai plus qu'une obsession: m'en aller, m'en aller... Oh! m'en aller...

Brossette est là qui m'attend... Il cause avec le portier. Il fait le héros... Avec des gestes imitatifs, il décrit des virages, des vitesses extravagantes, raconte des voyages admirables qu'il n'a jamais accomplis, et où son sang-froid, son audace, sa science de mécanicien m'ont sauvé de la mort... Je suis si heureux de le voir là, que j'ai envie de l'embrasser.

—Eh bien, mon bon Brossette... La voiture est prête?

—Oui, monsieur.

—Alors... demain matin..., sept heures précises, Brossette... Nous partons... nous partons...

Brossette ne s'étonne pas... Il a l'habitude de ces brusques sautes dans mes résolutions... Pourtant, il ne peut s'empêcher—mais avec discrétion—de manifester son contentement... Je sais qu'il n'aime pas Amsterdam. Il m'a dit, un jour de spleen:

—Ça n'est pas une ville pour un chauffeur...

Il préfère Trouville, Dieppe, Monte-Carlo, Ostende... Ça, c'est des garages... Il préfère surtout l'avenue de la Grande-Armée, la vraie patrie du chauffeur.

Il me demande:

—Alors, monsieur rentre à Paris?

—Oui, oui... Et d'un trait, Brossette... d'un trait...

—Monsieur a raison.

En se retirant, il hausse les épaules:

—Que monsieur ne me parle pas d'un pays où on tire l'essence à même un tonneau.

Et puis, lui aussi, sans doute, a le vertige, quand il n'est plus sur sa machine, la main au volant... C'est là que le calme rentre dans son âme, et dans la mienne...

Il savait si bien à quoi s'en tenir, ce malin de Brossette, qu'en dépit de mes ordres, il n'a descendu de l'auto que ma valise...

Ah! comment faire pour attendre à demain? car je sens que je ne dormirai pas... Malgré le calme de cet hôtel, tous mes nerfs vibrent et trépident... Je suis comme la machine qu'on a mise au point mort, sans l'éteindre, et qui gronde...


Le garage.

Charles Brossette? Il vaut la peine d'une digression...

Mais avant que de parler de lui, je dois dire un mot du milieu où naquit et se développa cette nouvelle forme zoologique: le mécanicien.

L'automobilisme est un commerce en marge des autres, un commerce qui ressemble encore un peu à celui des tripots et des restaurants de nuit. À son début, il ne s'adressait exclusivement qu'au monde du plaisir et du luxe. Il groupa donc, fatalement, automatiquement, autour de lui, le même personnel, à peu près: fêtards décavés, gentilshommes tire-sous, pantins sportifs, échappés des albums de Sem, cocottes allumeuses et proxénètes, toute cette apacherie brillante, toute cette pègre en gilets à fleurs, qui vit des mille métiers obscurs, inavouables, que produisent la galanterie et le jeu, et dont les cabinets de toilette, les cercles, sont les ordinaires bureaux. Les «grands noms de France», soutiens des religions mortes et des monarchies disparues, qui rougiraient de pratiquer des commerces licites, s'adonnent le plus volontiers du monde aux pires commerces clandestins, pourvu que leur élégance n'en souffre pas trop, publiquement, et que s'y rassurent leurs principes traditionnels. Car il est faux de dire qu'ils déchoient, ces gentilshommes; ils continuent. Ils se ruèrent donc sur l'automobilisme avec frénésie. Tel duc, tel vicomte, qui gagnait péniblement sa vie, en procurant à des Américains, à des banquiers enrichis, de vieux meubles truqués, d'antiques bibelots maquillés, des tableaux contestables, et, à l'occasion, des demoiselles à coucher ou à marier, se mirent à brocanter des automobiles, à décorer, de leur présence rétribuée, des garages qui se constituèrent, un peu partout, pour l'exploitation—que dis-je?—pour le détroussement du client nouveau.

Ces garages formèrent des équipes de mécaniciens. Ils leur inculquèrent d'assez vagues connaissances sur la conduite et l'entretien des moteurs; ils leur apprirent, surtout, à les détraquer, adroitement, comme le cocher de grande maison détraque un attelage, pour avoir à le remplacer et réaliser aussi de forts bénéfices sur la vente de l'un et l'achat de l'autre. Ils leur enseignèrent d'admirables méthodes, les trucs les plus variés, qui permissent de centupler la fourniture de l'outillage, des accessoires, de voler sur l'huile et sur l'essence, d'exploiter la fragilité des pneumatiques, comme le cocher dont je parle vole sur l'avoine, le fourrage, la paille... Ce fut une école de démoralisation où, s'entraînant l'un l'autre, le vieux lascar stimulant le néophyte timide, chacun perdit, peu à peu, le sens proportionnel de l'argent, la plus élémentaire notion de la valeur réelle de la camelote brute ou travaillée. Et ce fut si fou que ce qui coûtait, ailleurs, deux sous, valut, ici, sans qu'on s'étonnât trop, vingt francs. J'ai le souvenir d'une note où un lanternier d'automobile me comptait cent francs une simple soudure de phare, qui en valait bien trois... Tel accessoire, coté, en ces temps héroïques, quatre-vingts francs, est coté sept francs aujourd'hui dans les catalogues—illustrés par Helleu,—des maisons les plus chères. Le reste, à l'avenant.

Ils ne risquaient rien, ni le mécanicien, ni le garage, car ils tablaient à coup sûr, sur l'ignorance du client, à qui il suffisait, pour qu'il se tût, qu'on lui lançât à propos une belle expression technique:

—Mais, monsieur, c'est le train baladeur. C'est l'arbre de came... C'est le cône d'embrayage... C'est le différentiel... Le différentiel, monsieur... pensez donc!

Contre de si terribles mots, que vouliez-vous qu'il fît?... Qu'il payât... Et il payait... Il se montrait même assez fier d'avoir acquis le droit de dire à ses amis:

—Je suis ravi de ma machine... Elle va très bien... Hier, j'ai eu une panne de différentiel...

Aujourd'hui que le commerce de l'automobilisme se développe de tous côtés, amène une concurrence formidable, tend à rentrer dans les conditions normales des autres commerces, les garages voudraient bien refréner le mal qu'ils ont déchaîné... Ainsi les escrocs arrivés, les cocottes vieillies aspirent à l'honorabilité d'une existence décente et régulière. Dans l'espoir de faire disparaître une partie de ces abus qui finissaient par les discréditer, eux aussi, la chambre syndicale des constructeurs d'automobiles a décidé de refuser impitoyablement, aux mécaniciens, des commissions, sur les réparations des voitures qu'ils mènent. On commence, un peu partout, à prendre des précautions, pour ramener à des pourcentages avouables le taux de ces bénéfices usuraires. On voit dans les garages, ceux qui furent les plus acharnés, hier, à inculquer aux mécaniciens les meilleurs procédés de brigandage, leur prêcher, aujourd'hui, d'un ton convaincu, les beautés de la modération et du désintéressement, le respect enthousiaste de la morale. Les garages leur crient:

—Il n'est que d'être honnête, mes amis, et d'avoir une conscience pure.

Reste à savoir si des gens habitués à des gains qui, pour être immoraux, n'en ont pas moins augmenté leur vie, élargi leur bien-être, fondé une caste, enviée des autres travailleurs, y renonceront facilement...

Un jour, Brossette, avec qui je discutais de ces choses, me dit:

—Eh bien, quoi, monsieur?... Quoi donc?... Tout ça c'est des histoires de riches... Alors?

Et pourtant Brossette est conservateur, nationaliste, clérical. En dehors de L'Auto, il ne lit que La Libre Parole... Encore aujourd'hui, il croit fermement à la trahison de Dreyfus, comme un brave homme.


Mon chauffeur.

Brossette—Charles-Louis-Eugène Brossette,—est né en Touraine, dans un petit village, près d'Amboise. Jusqu'à vingt ans, il a travaillé, chez son père, maréchal-ferrant, et là, il a pris, en même temps que le goût des chevaux, le goût de «la mécanique»: les deux choses qui ont fait sa vie. Son service militaire terminé, son père, un des plus parfaits ivrognes de la région, étant mort, le jeune Charles Brossette est entré, comme charretier, dans une grande ferme, puis, comme cocher, chez des bourgeois riches. Il aimait bien les chevaux, les connaissait à merveille, les menait et les soignait de même, mais il détestait la livrée. Ses divers patrons souffraient de ce qu'il fût toujours «ficelé comme quat'sous». Il n'a pas changé, d'ailleurs.

Lorsqu'on commence à parler de l'automobile, Brossette comprend aussitôt qu'il y a quelque chose à faire «là-dedans». Il a des économies—car, contrairement aux lois de l'hérédité, il est sobre et même un peu avare—et il s'en vient à Paris, pour apprendre ce nouveau métier, dans un garage. Il est intelligent, adroit; il s'y passionne. Ce lourdaud de province en remontre bien vite aux lascars parisiens les plus délurés. Il va d'usine en usine, de garage en garage, se familiarise avec tous les types de voiture, conduit des cocottes, des boursiers, des ducs, fait des voyages, prend part à des enlèvements de jeunes filles et à des épreuves de tourisme.

Il revenait d'Amérique, un peu désillusionné, quand je le rencontrai, lui cherchant une voiture, moi, un mécanicien. Au cours de nos pourparlers, je lui demandai son opinion sur l'Amérique.

—Rien d'épatant, monsieur, me répondit-il. L'Amérique? Tenez... c'est Aubervilliers... en grand!

L'observation était, sans doute, un peu courte. Elle m'amusa. J'engageai Brossette.

J'eus d'abord de la peine à m'habituer à lui... Et puis, je m'y habituai, comme à un vice.

Brossette est le produit du garage.

Il ne sait pas très bien distinguer entre ce qui m'appartient et lui appartient, et confond volontiers ma bourse avec la sienne. Depuis trois ans, l'extraordinaire, c'est que le réservoir d'essence de ses voitures, grâce à une fatalité diabolique, a sans cesse des trous, des trous invisibles, par où la motricine coule et fuit, et qu'on ne peut pas arriver à boucher... Exemple fâcheux, et contagion plus rare, le réservoir d'huile imite son voisin à la perfection.

À chaque fin de mois, lorsque Brossette m'apporte son livre, la même conversation s'engage, chaque fois, entre nous...

—Voyons, Brossette, je n'y comprends rien. Le mardi 17, vous me marquez cinquante-cinq litres d'essence.

—Sans doute...

—Bon. Le mercredi 18, encore cinquante-cinq litres...

—Bien sûr...

—Bon... Mais rappelez-vous?... Le mercredi, nous ne sommes pas sortis...

—Évidemment... sans ça!...

—Et je vois que, le jeudi 19, c'est encore cinquante-cinq litres...

—Naturellement... Monsieur sait bien... Ce sacré réservoir!

—Et l'huile? Vous ne me ferez jamais croire...

—Le réservoir aussi!... C'est facile à comprendre. Ils fuient... Tout s'en va...

—Réparez-les, sapristi!

—Mais je ne fais que ça, monsieur! Je m'y tue... je m'y tue... On ne peut pas!

Il m'est pénible de prendre ce brave garçon en flagrant délit de mensonge et de vol... Et puis, quoi?... Tout ça, c'est des histoires de riches... Je me tais et je paie...

D'ailleurs, Brossette a des vertus qui font que je lui pardonne ces pratiques professionnelles. C'est un excellent compagnon de route, gai, débrouillard, attentif sans servilité, et, hormis ces légères fantaisies de comptabilité, très fidèle. Il m'amuse, et avec lui je jouis de la plus complète sécurité. Il a un sang-froid imperturbable, de la prudence, et, quand il le faut, de la hardiesse. Il ignore la fatigue, et, dans toutes les circonstances, garde sa belle humeur... Il faut le voir aux prises avec les agents cyclistes et les gendarmes, qu'il étourdit de sa gentillesse pittoresque, ce qui fait qu'il passe, presque toujours indemne, au travers des contraventions les mieux établies...

Et puis, il aime sa machine; il en est fier; il en parle comme d'une belle femme.

Le mois dernier, nous revenions de Bordeaux, la nuit. Entre Blois et Chartres «nous avions crevé»... quatre fois...; au delà de Versailles, tout près de Ville-d'Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J'étais énervé, pressé de rentrer. En outre, j'avais vraiment pitié de ce pauvre Brossette.

—Tant pis! lui dis-je... Marchons comme ça!...

Il avait arrêté la voiture:

—Non, monsieur, c'est impossible... fit-il. Ça fatigue trop le différentiel...

Et il se mit à travailler, en aidant son courage d'une chanson.

Les mécaniciens exercent sur l'imagination des cuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussi irrésistible que les militaires. Ce prestige a une cause noble; il vient du métier même qu'elles jugent héroïque, plein de dangers, et qu'elles comparent à celui de la guerre. Pour elles, un homme toujours lancé à travers l'espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles se rappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaient dans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrière des armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l'haleine soulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes, comme des fétus de paille... Je pense qu'elles se font une idée semblable du mécanicien d'automobile.

Pourtant, Brossette n'est pas beau. Son aspect n'a rien d'exaltant et qui puisse éveiller, dans l'esprit, de telles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrine plate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que sa moustache, très courte, est rongée par la pelade. N'était un sourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de joviale malice, un air de gaieté spirituelle et farceuse, son visage n'offrirait aucun charme spécial à l'amour. Sa tenue lâchée, ses vêtements le plus souvent sales et fripés, sa casquette enfoncée en arrière, sur la nuque, sa démarche lourde et raide d'ouvrier, n'excitent pas aux rêves de volupté et de gloire...