Table des matières
ŒUVRES COMPLÈTES MOLIÈRE
JEAN-BAPTISTE POQUELIN MOLIÈRE NÉ LE 15 JANVIER 1622, MORT LE 17 FÉVRIER 1673
LE MÉDECIN VOLANT.[3] COMÉDIE
LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ COMÉDIE
L'ÉTOURDI OU LES CONTRE-TEMPS COMÉDIE
LE DÉPIT AMOUREUX COMÉDIE
LES PRÉCIEUSES RIDICULES COMÉDIE
SGANARELLE OU LE COCU[286] IMAGINAIRE COMÉDIE
DON GARCIE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUX COMÉDIE HÉROIQUE.
NOTES
TABLE
Au lecteur
ŒUVRES COMPLÈTES MOLIÈRE
L'ÉCOLE DES MARIS COMÉDIE
LES FACHEUX[53] COMÉDIE-BALLET
L'ÉCOLE DES FEMMES COMÉDIE
LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES COMÉDIE
L'IMPROMPTU DE VERSAILLES COMÉDIE
LE MARIAGE FORCÉ COMÉDIE-BALLET
LE MARIAGE FORCÉ BALLET DU ROI
LA PRINCESSE D'ÉLIDE COMÉDIE-BALLET
TABLE
NOTES
Au lecteur
ŒUVRES COMPLÈTES MOLIÈRE
DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE COMÉDIE
L'AMOUR MÉDECIN COMÉDIE-BALLET
LE MISANTHROPE COMÉDIE
LE MÉDECIN MALGRÉ LUI[94] COMÉDIE
MÉLICERTE ET LA PASTORALE COMIQUE BALLETS
PASTORALE COMIQUE
LE SICILIEN OU L'AMOUR PEINTRE COMÉDIE-BALLET
LE TARTUFFE OU L'IMPOSTEUR COMÉDIE
NOTES
TABLE
Au lecteur
cover
Table des matières
ŒUVRES COMPLÈTES MOLIÈRE
JEAN-BAPTISTE POQUELIN MOLIÈRE NÉ LE 15 JANVIER 1622, MORT LE 17 FÉVRIER 1673
LE MÉDECIN VOLANT.[3] COMÉDIE
LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ COMÉDIE
L'ÉTOURDI OU LES CONTRE-TEMPS COMÉDIE
LE DÉPIT AMOUREUX COMÉDIE
LES PRÉCIEUSES RIDICULES COMÉDIE
SGANARELLE OU LE COCU[286] IMAGINAIRE COMÉDIE
DON GARCIE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUX COMÉDIE HÉROIQUE.
NOTES
TABLE
Au lecteur

Au lecteur


ŒUVRES COMPLÈTES



MOLIÈRE

NOUVELLE ÉDITION

PAR

CRONOS CLASSICS


TOME PREMIER


TABLE DES MATIÈRES


JEAN-BAPTISTE POQUELIN MOLIÈRE
NÉ LE 15 JANVIER 1622, MORT LE 17 FÉVRIER 1673

«Quel est le plus grand des écrivains de mon règne? demandait Louis XIV à Boileau.—Sire, c'est Molière.»

Non-seulement Despréaux ne se trompait pas, mais de tous les écrivains que la France a produits, sans excepter Voltaire lui-même, imprégné de l'esprit anglais par son séjour à Londres, c'est incontestablement Molière ou Poquelin qui reproduit avec l'exactitude la plus vive et la plus complète le fond du génie français.

En raison de cette identité de son génie avec le nôtre, il exerça sur l'époque subséquente, sur le dix-huitième siècle, sur l'époque même où nous écrivons, la plus active, la plus redoutable influence. Tout ce qu'il a voulu détruire est en ruine. Les types qu'il a créés ne peuvent mourir. Le sens de la vie pratique, qu'il a recommandé d'après Gassendi, a fini par l'emporter sur les idées qui imposaient à la société française. Il n'y a pas de superstition qu'il n'ait attaquée, pas de crédulité qu'il n'ait saisie corps à corps pour la terrasser, pas de formule qu'il ne se soit efforcé de détruire. A-t-il, comme l'exprime si bien Swift, déchiré l'étoffe avec la doublure? l'histoire le dira. Ce qui est certain, c'est que l'élève de Lucrèce, le protégé de Louis XIV, poursuivait un but déterminé vers lequel il a marché d'un pas ferme, obstiné, tantôt foulant aux pieds les obstacles, tantôt les tournant avec adresse. Le sujet de Tartuffe est dans Lucrèce; à Lucrèce appartient ce vers, véritable devise de Molière:

Et religionis..... nodos solvere curo.[1]

La puissance de Molière sur les esprits a été telle, qu'une légende inexacte, calomnieuse de son vivant, romanesque après sa mort, s'est formée autour de cette gloire populaire. Il est un mythe comme Jules César et Apollon.

Dates, événements, réalités, souvenirs, sont venus se confondre dans un inextricable chaos où la figure de Molière a disparu. Tous les vices jusqu'à l'ivrognerie, jusqu'à l'inceste et au vol, lui furent imputés de son vivant. Les vertus les plus éthérées lui furent attribuées par les prêtres de son culte. Homme d'action, sans cesse en face du public, du roi ou de sa troupe, occupé de son gouvernement et de la création de ses œuvres, il n'a laissé aucune trace de sa propre vie, aucun document biographique, à peine une lettre. Les pamphlets pour et contre lui composaient déjà une bibliothèque, lorsqu'un écouteur aux portes, nommé Grimarest, collecteur d'anas, aimant l'exagération des récits et incapable de critique, prétendit, trente-deux ans après la mort du comédien populaire, raconter et expliquer sa vie. Vers la même époque, une comédienne, à ce que l'on croit du moins, forcée de se réfugier en Hollande, jetait dans un libelle les souvenirs de coulisse qu'elle avait pu recueillir sur l'intérieur du ménage de Molière et de sa femme. Enfin quelques détails authentiques, semés dans l'édition de ses œuvres publiée par Lagrange en 1682, complètent l'ensemble des documents comtemporains qui ont servi de base à cette légende de Molière, excellente à consulter, mais qu'il est bon de soumettre à l'examen le plus scrupuleux.

Essayons d'en extraire le petit nombre de faits dont la biographie de Molière doit se composer désormais et qui, grâce au zèle et à la curiosité infatigable d'une armée de scoliastes et de critiques, ne peuvent plus être contestés.

Les ancêtres de Molière étaient Écossais. Ses auteurs remontaient à des Pawklyn d'Écosse, soldats ou archers de Charles VIII, et dont les descendants étaient devenus bourgeois de Paris, puis tapissiers du roi de père en fils. Ce nom, Pawklyn, qui se retrouve intégralement dans une pièce authentique citée par M. Taschereau, répugnant à l'orthographe française et latine, se transforma tour à tour et par une métamorphose naturelle en Pauquelin, Poclain, Poclin, Pocguelin, Poguelin, Pocquelin et Poquelin. C'est sous cette dernière forme que nous apparaissent le père et le grand-père de Molière. Ajoutons, sans vouloir attacher aucune superstition philologique à ce fait singulier, que des racines teutoniques du mot Pawklyn ou Poquelin, l'une, lyn, ou lein, indique la grâce ou l'élégance au moyen du diminutif: l'autre, Pawky, la sagacité populaire et la pénétration ingénieuse. Dans ce sens, Allan Ramsay et Robert Burns l'emploient souvent.

Au coin de la rue des Vieilles-Étuves et de la rue Saint-Honoré, près le cimetière des Saints-Innocents, non loin des piliers des Halles on voyait, au commencement du dix-huitième siècle, une maison à pignons antiques, habitée de père en fils par de riches tapissiers du roi et remarquable par son enseigne, par les sculptures qui l'ornaient autant que par son achalandage. Une troupe de singes grimpant à un pommier et se jetant des pommes avait été taillée dans la pierre; de là les mots brodés sur une espèce de tente ou de pavillon suspendu au-dessus de la boutique, mots dont l'orthographe inexacte ne choquait alors personne:

av Pavillon des Cinges.

C'était la demeure des Poquelin, qui tenaient rang honorable dans la bourgeoisie; car la charge de tapissier du roi était déjà dans la famille, et l'enfant Poquelin, né et baptisé le 15 janvier 1622, sous les noms de Jean-Baptiste, avait neuf ans lorsque la même charge fut transmise à son père Jean Poquelin, et quinze ans lorsqu'on lui en fit obtenir la survivance.

Jean-Baptiste fit ses classes comme externe à Paris au collége de Clermont, chez les jésuites, qui, depuis la fin du seizième siècle, dirigeaient l'éducation française; admirables humanistes, habiles à aiguiser les facultés de l'esprit, mais qui, s'écartant du sens chrétien de la grâce tel que la sévérité des jansénistes l'enseignait, favorisèrent les belles-lettres et les formules brillantes de l'intelligence, et pétrirent de leurs propres mains Molière, Fontenelle, Voltaire. Ses condisciples, Bernier, Hesnault, Cyrano de Bergerac, Chapelle, le prince de Conti, allèrent, de l'aveu de leurs parents, leur cours d'humanités terminé, écouter les leçons de ce savant et prudent Gassend, surnommé Gassendi, qui transmettait la libre pensée de la Renaissance au monde nouveau du dix-septième siècle. Gassend eût été brûlé ou tout au moins exilé, s'il n'avait pas écrit en latin et prévenu les dangers par l'aménité de son commerce et la réserve de sa conduite. Nul n'avait plus grande horreur de la routine que cet observateur à la fois sagace et hardi, qui complétait la découverte de Harvey, apercevait dans le ciel cinq nouveaux satellites de Jupiter, riait des scolastiques et de leurs raisonnements sur le vide, et poursuivait de son ironie ceux qui ne voyaient aucun salut hors de la formule aristotélique. Sous la direction de Gassendi, le fils du tapissier se mit à traduire en vers français, comme premier essai de son talent énergique, le beau poëme matérialiste du romain Lucrèce. Gassendi lui communiqua sa persévérante haine pour le mensonge et pour la servilité de la pensée toujours séduite par la tradition ou la mode. Les causeries de Gassendi, qui n'ont pas laissé de trace, ont déterminé la voie philosophique suivie par Molière: «L'heureux temps, écrit le malin et doux philosophe à l'un de ses amis (toujours en latin), que celui où, les envieux étant absents, ne craignant pas les espions, nous livrant sans crainte à la recherche du vrai, nous pouvions philosopher à notre gré et rire à notre aise de la comédie que joue le monde entier!» Pour ce chef d'école si modéré et si habile, rire et philosopher, c'était même chose. Molière prit au sérieux les enseignements de Gassendi; son théâtre n'en est que le développement.

Sa famille avait fondé sur lui de grandes espérances; il alla étudier le droit à Orléans, et il paraît prouvé qu'il se fit recevoir avocat. En 1645, date précise (comme le dit très-bien M. Louandre), le brillant élève du collége de Clermont se détacha tout à coup de sa famille; pourquoi? aucun fait et aucun renseignement positif ne l'attestent. Le goût de la comédie et des représentations scéniques, émané de l'Italie, s'était emparé des esprits. La folie des théâtres succédait à la manie des Académies. Le noble métier d'acteur et d'auteur,—et les deux professions se confondaient,—attirait les jeunes âmes, enivrées du succès du Cid, joué en 1632. «A présent, dit Corneille dans l'Illusion:

..... Le théâtre
Est dans un lieu si haut, que chacun l'idolâtre.»

Pas de jeune gentilhomme qui ne fût fier de jouer la comédie et de bien «pousser une passion. Le roi, en 1641, venait de déclarer par ordonnance que l'état de comédien ne peut être désormais imputé à blâme et préjudiciable à la réputation des comédiens dans le commerce public. De nombreuses colonies dramatiques se répandaient à travers la France et l'Europe. Ravis de divertir les autres pour s'amuser eux-mêmes, fils de familles, jeunes artistes, poëtes en herbe, accompagnés de leurs belles, allaient chercher fortune. Le même phénomène s'était manifesté en Espagne du temps de Lope, en Angleterre à l'époque de Shakespeare, surtout en Italie à la fondation des académies, qui créèrent chacune leur théâtre; autant de troupes de théâtre que d'académies, autant d'académies que de hameaux. Les Mémoires de Tristan, ceux de Cosnac, surtout le Roman comique de Scarron et le Viage entretenido (Voyage amusant) de Rojas décrivent plaisamment cette vie nomade, celle de Molière comme de Salvator Rosa, qui peignait pour son théâtre ses propres décorations, récitait des odes et des satires habillé en Scaramouche et soutenait en Italie la dernière gloire de la «Comédie de l'art.»

Emporté par le mouvement général, Molière ne fut pas plus bohémien que son époque; mais il fut bohémien de génie; réunissant un petit nombre d'enfants de famille qu'il qualifia d'Illustre théâtre, il planta ses tréteaux d'abord à la porte de Nesle, où se trouve maintenant un des pavillons du palais de l'Institut, puis au port Saint-Paul, c'est-à-dire en plein vent, en face de l'Hôtel de Ville, enfin au Jeu de Paume de la Croix-Blanche, au carrefour de Buci, dans un lieu couvert.

Pourquoi donner ce titre d'illustre au petit groupe nomade dont il était directeur? Et quel est le sens de ce baptême nouveau (Molière) qu'il imposa à son génie et qu'il a rendu glorieux? C'était le théâtre éclatant par excellence qu'il voulait créer (illustris). Un écrivain étranger, non sans quelque apparence de raison, veut trouver dans moliri (faire effort, tendre vers un but) l'origine du mot Molière qu'il prit en quittant celui de Poquelin et qui avait déjà appartenu à deux romanciers obscurs. Une ambition soutenue caractérise en effet Molière; rien de flottant, rien de livré au hasard; il sait où il va; pas de moyen qu'il n'emploie, pas de labeur qui l'effraye; profondément déterminé et résolu, jamais il ne s'écarte de sa route. Gaieté, érudition, passion, tout est sacrifié à l'œuvre unique; jamais âme plus ardente et plus passionnée ne fut servie par un plus infatigable esprit.

Entre 1645 et 1660, les soins de Molière sont consacrés à la création de sa troupe, dont il fit quelque chose de tellement accompli, que «jamais, dit Segrais, on n'avoit rien vu de tel et on ne le verra jamais. Il en étoit l'âme; elle étoit formée de sa main; il n'y en a jamais eu, il ne pourra jamais y en avoir de pareille[2].» Costumes, personnages, diction, Molière soignait tout, surveillait tout, gouvernait sa petite république avec une extrême vigilance, communiquait à chacun son activité et son énergie, et marchait à travers la France d'un pas libre et déjà triomphant. On croit que Scarron, dans le charmant personnage du comédien «le Destin,» n'a fait que reproduire l'image affaiblie du généreux Molière, favori du peuple et des siens. Sa trace se perd dans cette Odyssée lointaine et vagabonde, école de la vie dont il a tiré si grand profit! En 1648, il apparaît à Nantes, puis à Bordeaux, où, dit-on, une médiocre tragédie de sa composition, la Thébaïde, fut jouée sans succès; à Lyon, en 1653, où sa première œuvre sérieuse, l'Étourdi, fut représentée et bien accueillie; puis à Avignon, à Pézénas, à Narbonne; enfin, en 1654, pendant la tenue des États présidés par le prince de Conti, à Montpellier, selon les uns; à Béziers, selon les autres. Son ancien condisciple, le prince de Conti, personnage libre dans ses mœurs et violent dans son austérité, l'ayant invité à se rendre auprès de lui pour jouer devant les États le Dépit amoureux, qui eut beaucoup de succès, lui offrit, dit-on, de l'attacher à sa personne en qualité de secrétaire. Tout était intrigue et débauche autour de ce bizarre protecteur de Molière, qui n'accepta pas sa proposition et continua de courir la province. Il ne quitta le Languedoc qu'en 1657, passa le carnaval de 1658 à Grenoble, vint s'établir à Rouen, et, pendant son séjour dans cette ville, obtint, par l'entremise soit du prince de Conti, soit du duc d'Orléans, la permission de venir jouer devant la cour.

Il avait trente-six ans, un rare talent de comédien, une habileté consommée à distribuer les emplois, à pénétrer le caractère de ses acteurs, à user même de leurs défauts, à incarner leurs caractères dans ses rôles, à gouverner leurs passions et à profiter de leurs rivalités et de leurs travers; d'ailleurs créé, pour ainsi dire, pour être le modèle et le type de l'artiste méridional, «le teint brun, les sourcils noirs et forts, dit mademoiselle Poisson, qui l'a connu, les lèvres épaisses, la bouche grande et le nez gros; marchant gravement, l'air sérieux; ni trop gras ni trop maigre, la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle.» Il ne connaissait ni la ville ni la cour, mais seulement la province et le monde, beaucoup les anciens et les Italiens; l'étude, l'art, l'observation, l'amour, avaient absorbé treize années de son errante jeunesse. Comme Shakespeare, il avait connu les faiblesses et les ivresses de la passion. De là ces arabesques et ces enjolivements de sa légende, surchargée d'amours légères ou sérieuses qui se croisent et se mêlent comme dans un dédale, et qui sembleraient à peine avoir dû lui laisser le temps de créer une de ses œuvres.

Qu'il ait été forcé à Pézénas de sauter dans la rue par une fenêtre pour échapper à un mari mécontent, cela n'est pas prouvé. Mais on ne peut douter de l'étrange et dramatique situation qu'il occupait dans sa troupe nomade entre Madeleine Béjart, mademoiselle Debrie et mademoiselle Duparc; trois déesses qui le gênaient, disait son ami Chapelle, autant que Junon, Pallas et Vénus embarrassaient Jupiter au siége d'Ilion. Madeleine, impérieuse créature, fille d'un procureur au Châtelet, mariée à un sieur de Modène et devenue veuve, avait deux ans de plus que Molière; c'était elle sans doute qui l'avait entraîné dans la vie nomade. Elle ne cessa pas, malgré les inconstances du poëte, d'exercer sur lui une influence redoutable.

Soit que le caractère peu indulgent de Madeleine eût porté Molière à chercher des distractions ailleurs ou que l'âge eût altéré la beauté de l'ancienne soubrette, Molière avait arrêté ses regards sur mademoiselle Duparc, habile danseuse, d'une beauté majestueuse et classique et qui repoussa ses hommages. Mademoiselle Debrie (tel était le nom de théâtre de Catherine Leclerc, femme d'Elme Wilquin), douée d'un grand talent pour la scène et d'une beauté accomplie, se montra plus indulgente; l'amour, chez elle, était moins une affection violente qu'une indulgente et charitable sympathie; étrange caractère, moins rare que l'on ne pense. Auprès de mademoiselle Debrie, Molière venait se consoler de ses échecs et pleurer ses faiblesses. Une enfant destinée à punir Molière de ses légèretés ou de la fougue de ses passions s'élevait à côté de ces trois femmes; c'était la jeune sœur de Madeleine, que Molière lui-même avait instruite et presque vue naître et qui va tenir une place importante dans la vie du poëte.

Cette troupe, qui passait pour la meilleure de France, arrive à Paris en 1658, conduite par son directeur Molière. Elle joue Nicomède, le 24 octobre de la même année, au vieux Louvre, dans la salle des Gardes, devant le roi. Il y remplissait le premier rôle, et comme, de l'aveu de tous les contemporains, ce grand homme était un acteur tragique détestable, il est probable que la conscience du peu de succès qu'il avait obtenu lui fit adresser au roi la prière de représenter devant lui «un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces.» Le roi le tint pour agréable; satisfait du Docteur amoureux, il permit à la troupe de prendre le titre de Troupe de Monsieur et de jouer sur le théâtre du Petit-Bourbon, alternativement avec les comédiens italiens.

Ici s'arrête le long apprentissage de Molière et commence pour lui une vie nouvelle composée de trois sillons qui s'entre-croisent:—sa vie passionnée et intérieure, la plus douloureuse qui se puisse imaginer;—sa vie d'études et de travaux, série de triomphes entremêlée de rares échecs et soutenue par la constante sympathie et l'inébranlable protection du roi;—sa vie sociale et politique, lutte ardente et habile contre les difficultés de sa direction ou plutôt de son gouvernement, surtout contre les crédulités et les sottises humaines, qu'il aborda et terrassa sans pitié, sans ménagements, non sans adresse; ne craignant pas de frayer sa voie et de conquérir son succès même à travers les plus légitimes appuis et les plus fortes bases de la société humaine.

Chacune de ses œuvres est un combat; c'est sur le champ de bataille, en relisant successivement les drames de Molière, en les replaçant au milieu des faits et des passions qui les ont produits ou vus naître, que l'on peut apprécier la stratégie du maître, la portée de ses attaques et la valeur de sa conquête. Aussi renvoyons-nous le lecteur à chacune des introductions qui, dans l'édition présente, sont destinées à éclairer la marche qu'il a suivie. C'est là que l'on verra s'établir par degrés et se développer, depuis l'arrivée de Molière à Paris jusqu'à sa mort, ce que M. Bazin appelle si bien l'association tacite du monarque et du poëte. Les Précieuses ridicules frappent l'hôtel de Rambouillet; les Fâcheux, l'École des Femmes, le Mariage forcé, continuent, comme nous le montrerons, à démanteler, si l'on peut le dire, les forteresses de la vieille tradition et à ployer les esprits à cette convenance, à cette décence élégante qui devaient être les caractères de la société nouvelle. Bientôt la troupe de Molière obtient de passer au théâtre du Palais-Royal. A la fin de 1661, du vivant de son père, il prend le titre de valet de chambre du roi, «sans y ajouter celui de tapissier.» Après l'École des Femmes il reçoit une pension de mille livres; en août 1665, sa troupe est nommée TROUPE DU ROI et attachée au service du monarque, avec une subvention de sept mille livres. Enfin Molière devient l'âme de toutes les fêtes données à Versailles, et sa faveur ne peut être un moment ébranlée, ni par les médecins qui soignent le roi, ni par les scolastiques encore estimés, ni par les courtisans du petit lever, ni par les ministres.

La source de ses maux était en lui-même. A ces trois déesses, au milieu desquelles, comme dit encore Chapelle, «il cheminait si péniblement,» il avait trouvé bon de joindre un fléau plus terrible pour un homme sérieux et passionné,—une jeune épouse coquette et adorée.

«Son âme, il le dit lui-même, était née avec les dernières dispositions à la tendresse.» Cette jeune fille de dix-sept ans, élevée sur ses genoux, coquette indomptable, admirable cantatrice, «un peu maigre,» disent les contemporains, mais remplie de grâces et de talents qui furent le désespoir et l'unique amour de Molière jusqu'à la fin de sa vie,—Armande-Gresinde Béjart, sœur cadette de Madeleine, devint sa femme le 20 février 1662. Ses ennemis s'écrièrent qu'il épousait sa fille. Il y avait, en effet, vingt-trois ans de différence entre Molière et sa femme. Le roi, pour désarmer la calomnie, tint sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière, Louis, né le 28 février 1664. Bientôt le drame que le grand poëte avait préparé de ses propres mains suivit son cours nécessaire. La femme du comédien, en butte aux galanteries et aux assiduités de tout ce que la cour avait de brillant, passa pour s'être laissée séduire par celui que ne dédaignaient pas les princesses, le hardi et brillant Lauzun. Jaloux à la fois comme don Garcie et Sganarelle, Molière exigea de sa femme des explications et reçut d'elle l'aveu très-équivoque d'une inclination «pure, disait-elle, pour M. de Guiche,» le plus jeune et le plus beau des seigneurs. S'il faut ajouter foi à la chronique, d'ailleurs peu digne de crédit quant à ces annales secrètes du boudoir, on peut joindre le nom de l'abbé de Richelieu à celui des deux héros, l'un le don Juan, l'autre le Lovelace de leur époque. Lié avec Chapelle, qui recevait ses tristes confidences, devenu l'ami du peintre Mignard, du physicien Rohault, de Jean de La Fontaine, de Boileau Despréaux, Molière retrouvait auprès de mademoiselle Debrie, toujours patiente et sympathique, les consolations de cette amitié mêlée de tendresse qui donnent à ce personnage un caractère touchant et singulier. Les liens du mariage étaient rompus; il ne voyait sa femme qu'au théâtre et allait à Auteuil, dans une solitude champêtre et opulente, pleurer en liberté sa faiblesse et sa douleur, dont les grâces charitables de mademoiselle Debrie ne pouvaient tarir la source.

Au milieu de ces angoisses et parmi les tracas de son métier, s'acquittant avec la plus active exactitude des tâches pénibles et des improvisations nombreuses que le roi lui commandait, il créa Tartuffe et le Misanthrope.

Il avait reconnu combien est impuissante la prétention de demander à la vie une perfection qu'elle refuse aux plus austères et aux plus indulgents: c'est là le Misanthrope. Il avait compris combien est facile la séduction de l'apparence et du simulacre, et dangereuse l'habileté qui se pare des dehors d'une perfection souveraine: voilà Tartuffe. Faire jouer la première de ces pièces n'était pas difficile; Molière, qui s'était donné le plaisir de faire entrer à la fois dans son drame Lauzun, M. de Guiche et sa femme, se rendit maître, par cette création, plus estimée à son apparition que populaire, du premier rang parmi les rois de la scène élégante et du drame de salon. Cinq années de diplomatie persévérante furent nécessaires pour que Tartuffe prît possession du théâtre. Molière essaya trois actes de la pièce devant le roi, qui eut peur des interprétations que l'on pourrait donner à son consentement. Il lut le manuscrit devant le légat, trop habile pour ne pas faire mine de l'approuver. Dans des conférences particulières avec le roi, audiences intimes dont personne ne nous a révélé les détails, Molière obtint enfin l'autorisation verbale de jouer Tartuffe à Villers-Cotterets, chez Monsieur, puis chez le prince de Condé, au Raincy. Il préparait les voies; il travaillait, si l'on peut le dire, avec la sape, pour atteindre un résultat éloigné mais certain. En 1667, se prévalant de la parole royale et profitant de l'absence du monarque, qui était en Flandre, il changea le titre de son œuvre de Tartuffe, fit l'Imposteur, adoucit quelques passages du dialogue et lui ouvrit hardiment le théâtre. Suspendu par ordre du premier président du parlement, excommunié par l'archevêque de Paris, Tartuffe alla chercher protection auprès du roi lui-même, en Flandre, où deux camarades de Molière présentèrent à Louis XIV la requête modeste, mais urgente et presque sévère, de leur directeur. «Le roi avait donné sa parole, nul de ses sujets ne pouvait l'empêcher de la tenir. Il s'agissait d'ailleurs d'une lutte suprême entre les tartuffes qui en voulaient aux plaisirs de Sa Majesté et ceux qui avaient le soin de la divertir.» Le roi répondit avec bonté, sans donner une solution définitive, revint à Saint-Germain le 7 septembre 1668, vit Molière, écouta ses sollicitations et ses prières, et ne leva pas encore l'interdit. M. Bazin fait remarquer à ce propos avec beaucoup de justesse que les querelles du jansénisme n'étaient pas terminées, et que la représentation de Tartuffe pouvait aigrir et envenimer de nouveau des plaies que Louis XIV avait intérêt à fermer. En effet, le grand athlète de Jansénius, Arnault, fait sa soumission le 4 décembre 1668; le bref définitif de réconciliation, daté du 19 janvier 1669, arrive à Paris vers la fin de janvier. Aussitôt Molière, mettant à profit la paix universelle, glisse son Tartuffe à l'ombre du bref accordé par Clément IX, et le fait jouer de l'aveu de Louis XIV, le 5 février de la même année. La victoire reste à sa persévérance et à son adresse.

Molière avait touché le point culminant de sa gloire. Entre 1664 et 1673, il continua, sans s'élever plus haut que Tartuffe et le Misanthrope, cette campagne contre les hypocrisies, qui est sa vie elle-même. Dans l'Amour médecin, dans le Médecin malgré lui, les tartuffes de la formule médicale et de la Faculté; dans les Femmes savantes, les hypocrites d'érudition et de bel esprit; dans Georges Dandin, le Bourgeois gentilhomme, Amphitryon, M. de Pourceaugnac, la Comtesse d'Escarbagnas, enfin dans le sublime et hardi Don Juan, les hypocrites de l'étiquette, de la formule héréditaire et du rang social substitué au mérite, furent frappés tour à tour. Il alla même, dans l'Avare, jusqu'à s'attaquer à l'excès du respect filial et à l'abus de l'autorité paternelle chez l'homme vicieux. Improvisateur incomparable, d'un génie toujours présent, il s'acquittait envers le roi son protecteur par la rapidité de son obéissance et la création de nombreux divertissements, mêlés de musique, de danses et de décorations presque magiques.

Les Fâcheux, l'Amour médecin, Mélicerte, M. de Pourceaugnac, apparurent ainsi, évoqués par le génie de l'artiste. On n'explique la prodigieuse fécondité de ces rapides enfantements mêlés de plusieurs chefs-d'œuvre que par les ressources dont le roi lui permettait de disposer, l'autorité qui lui était accordée, l'ordre sévère qu'il apportait dans sa vie, enfin la combinaison des qualités les plus rares et des conditions les plus heureuses qui aient pu développer et favoriser le génie de l'artiste.

Il avançait ainsi, et tout était vaincu, marquis, médecins, précieuses, jansénistes, jésuites, lorsque la plaie originelle de cette âme tendre saigna de nouveau, et acheva en peu de temps une carrière si courte et si remplie. La jeune Armande rentra dans la maison de son mari; le 15 septembre 1672, Molière devint père d'un enfant qui mourut presque aussitôt. Le régime était abandonné, la vie devint plus dissipée et plus bruyante, la toux plus fréquente et plus âpre. Molière, qui avait raillé sa propre misanthropie comme le type de la fausse sagesse, et ses jalousies effrénées comme l'apanage de Sganarelle et de Georges Dandin, se mit, dans une œuvre nouvelle, la dernière qu'il ait produite, à railler à la fois médecins et malades: ceux-là comme impuissants, ceux-ci comme crédules. Le monde demi-sceptique et élégant au milieu duquel vivait Molière, la société de Chapelle et de Ninon, trouva la plaisanterie excellente, fournit à l'envi des traits au pauvre Molière, et se réjouit fort de composer à frais communs la cérémonie burlesque du Malade imaginaire; réunis autour d'une table bien servie, les convives de Ninon furent les sacrificateurs et la Faculté de médecine fut la victime.

Enfin le Malade imaginaire parut sur la scène. C'était un malade véritable, ou plutôt un mourant, qui se moquait de la mort et de l'impuissance humaine à la prévenir et à la suspendre. La Danse Macabre du moyen âge n'a pas d'enseignement plus douloureux que ce bouffon homme de génie et ce philosophe artiste venant en robe de chambre de malade plaisanter à la fois la santé qui s'ignore et la mort qui arrive, l'imprudence niaise de ceux qui prétendent guérir et la stupide fantaisie des imaginations frappées. C'est le comble de l'incertitude et de la débilité humaines dont Molière a fait la satire, et c'est au milieu de cette œuvre si triste et si grotesque qu'il a expiré, à la quatrième représentation du Malade imaginaire, en prononçant le mot juro de la célèbre cérémonie. Dévoué, comme toujours, aux intérêts de sa troupe, il avait résisté aux prières de ceux que l'état de sa santé effrayait et qui ne voulaient pas qu'il se rendît au théâtre. «Non, dit-il; que deviendroient tous ces pauvres gens?»

On le reporta chez lui après la représentation, qu'il eut le courage de soutenir jusqu'au bout. Il était épuisé et sentait l'approche de ses derniers moments. Deux prêtres de sa paroisse, qu'il envoya chercher, refusèrent leur secours. Suffoqué par le sang, et assisté, dit Grimarest, par deux sœurs religieuses, il mourut le 17 février 1673, avant l'arrivée d'un troisième ecclésiastique, plus compatissant et plus chrétien.

Philarète Chasles.


ŒUVRES COMPLÈTES
DE MOLIÈRE


PREMIÈRE ÉPOQUE

1645-1658

PREMIÈRES ŒUVRES; ESSAIS DE JEUNESSE ET IMITATIONS DE LA COMMEDIA DELL'ARTE

I.   — LE MÉDECIN VOLANT, canevas italien.
II.   — LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ, canevas italien.
III. 1653. L'ÉTOURDI, imitation de l'italien.
IV. 1654. LE DÉPIT AMOUREUX, imitation de l'italien.

LE MÉDECIN VOLANT.[3]
COMÉDIE

Des personnages dont le caractère est convenu, le costume arrêté d'avance, le langage différent, le type invariable, et qui, sur un plan tracé, improvisent un dialogue pittoresque, conforme aux situations, telle est la comédie «all' improviso» que les Italiens ont inventée; celle que Trivelin, Scaramouche et Mezzetin ont fait applaudir en France. La souplesse physique et la facilité du dialogue prêtent, si ce n'est de la valeur, au moins du charme à cette vive forme de l'art, forme enfantine, la seule qui, au commencement du dix-septième siècle et à la fin du seizième, fût populaire dans le midi de l'Europe.

Poquelin enfant, lorsqu'il allait du collége de Clermont aux Saints-Innocents et de la halle au collége, dut admirer souvent la farce italienne, ses tréteaux, ses masques, ses lazzi déjà imités par nos farceurs qui tenaient en plein air leurs assises sur le pont Neuf. Très-jeune il essaya d'adapter à nos mœurs, de traduire et d'arranger quelques-uns de ces canevas qui lui plaisaient; la traduction du Medico volante fut un des premiers efforts de ce jeune esprit qui débutait par l'admiration docile.

Je ne doute pas que sa troupe nomade n'ait souvent représenté, pour divertir les provinciaux, cette charge populaire, favorable à l'agilité du jeune acteur, valet et médecin à la fois, et qui, pour s'acquitter de son double personnage, saute d'une fenêtre à l'autre, et de la rue dans la maison. Boursault versifia plus tard ce canevas, qu'il fit jouer en 1661. La pièce de Boursault finit par un vers insolent:

«Faisons des médecins, ou volans ou volés!»

La prétendue comédie de la Casaque, représentée ensuite à Paris, par la troupe de Molière, le 25 mai 1666, ne doit faire qu'un avec le canevas du Médecin volant. Quelques traits du rôle de l'avocat semblent révéler la touche de Molière; les germes obscurs du Médecin malgré lui, de l'Amour médecin et des Fourberies de Scapin apparaissent confusément dans cette ébauche.


PERSONNAGES
GORGIBUS, père de Lucile.
LUCILE, fille de Gorgibus.
VALÈRE, amant de Lucile.
SABINE, cousine de Lucile.
SGANARELLE, valet de Valère.
GROS-RENÉ, valet de Gorgibus.
UN AVOCAT.

SCÈNE I.—VALÈRE, SABINE.

VALÈRE.

Eh bien, Sabine, quel conseil me donnes-tu?

SABINE.

Vraiment, il y a bien des nouvelles. Mon oncle veut résolûment que ma cousine épouse Villebrequin, et les affaires sont tellement avancées, que je crois qu'ils eussent été mariés dès aujourd'hui, si vous n'étiez aimé; mais, comme ma cousine m'a confié le secret de l'amour qu'elle vous porte, et que nous nous sommes vues à l'extrémité par l'avarice de mon vilain oncle, nous nous sommes avisées d'une bonne invention pour différer le mariage. C'est que ma cousine, dès l'heure que je vous parle, contrefait la malade; et le bon vieillard, qui est assez crédule, m'envoie querir un médecin. Si vous en pouviez envoyer quelqu'un qui fût de vos bons amis, et qui fût de notre intelligence, il conseilleroit à la malade de prendre l'air à la campagne. Le bonhomme ne manquera pas de faire loger ma cousine à ce pavillon qui est au bout de notre jardin, et, par ce moyen, vous pourriez l'entretenir à l'insu de notre vieillard, l'épouser, et le laisser pester tout son soûl avec Villebrequin.

VALÈRE.

Mais le moyen de trouver sitôt un médecin à ma porte, et qui voulût tant hasarder pour mon service! Je te le dis franchement, je n'en connois pas un.

SABINE.

Je songe à une chose; si vous faisiez habiller votre valet en médecin: il n'y a rien de si facile à duper que le bonhomme.

VALÈRE.

C'est un lourdaud qui gâtera tout; mais il faut s'en servir faute d'autre. Adieu, je le vais chercher. Où diable trouver ce maroufle à présent? Mais le voici tout à propos.

SCÈNE II.—VALÈRE, SGANARELLE.

VALÈRE.

Ah! mon pauvre Sganarelle, que j'ai de joie de te voir. J'ai besoin de toi dans une affaire de conséquence; mais, comme je ne sais pas ce que tu sais faire...

SGANARELLE.

Ce que je sais faire, monsieur? employez-moi seulement en vos affaires de conséquence, ou pour quelque chose d'importance: par exemple, envoyez-moi voir quelle heure il est à une horloge, voir combien le beurre vaut au marché, abreuver un cheval, c'est alors que vous connoîtrez ce que je sais faire.

VALÈRE.

Ce n'est pas cela; c'est qu'il faut que tu contrefasses le médecin.

SGANARELLE.

Moi, médecin, monsieur! Je suis prêt à faire tout ce qu'il vous plaira; mais, pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n'en rien faire du tout; et par quel bout m'y prendre, bon Dieu? Ma foi, monsieur, vous vous moquez de moi.

VALÈRE.

Si tu veux entreprendre cela, va, je te donnerai dix pistoles.

SGANARELLE.

Ah! pour dix pistoles, je ne dis pas que je ne sois médecin; car, voyez-vous bien, monsieur, je n'ai pas l'esprit tant, tant subtil, pour vous dire la vérité. Mais, quand je serai médecin, où irai-je?

VALÈRE.

Chez le bonhomme Gorgibus, voir sa fille qui est malade; mais tu es un lourdaud qui, au lieu de bien faire, pourrois bien...

SGANARELLE.

Eh! mon Dieu, monsieur, ne soyez point en peine; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu'aucun médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d'ordinaire: Après la mort, le médecin; mais vous verrez que, si je m'en mêle, on dira: Après le médecin, gare la mort! Mais, néanmoins, quand je songe, cela est bien difficile de faire le médecin; et si je ne fais rien qui vaille?

VALÈRE.

Il n'y a rien de si facile en cette rencontre: Gorgibus est un homme simple, grossier, qui se laissera étourdir de ton discours, pourvu que tu parles d'Hippocrate et de Galien, et que tu sois un peu effronté.

SGANARELLE.

C'est-à-dire qu'il faudra lui parler philosophie, mathématique. Laissez-moi faire; s'il est un homme facile, comme vous le dites, je vous réponds de tout; venez seulement me faire avoir un habit de médecin, et m'instruire de ce qu'il me faut faire, et me donner les licences, qui sont les dix pistoles promises.

Valère et Sganarelle s'en vont.

SCÈNE III.—GORGIBUS, GROS-RENÉ.

GORGIBUS.

Allez vitement chercher un médecin, car ma fille est bien malade, et dépêchez-vous.

GROS-RENÉ.

Que diable aussi! pourquoi vouloir donner votre fille à un vieillard? Croyez-vous que ce ne soit pas le désir qu'elle a d'avoir un jeune homme qui la travaille? Voyez-vous la connexité qu'il y a, etc. (galimatias).

GORGIBUS.

Va-t'en vite; je vois bien que cette maladie-là reculera bien les noces.

GROS-RENÉ.

Et c'est ce qui me fait enrager; je croyois refaire mon ventre d'une bonne carrelure[4], et m'en voilà sevré. Je m'en vais chercher un médecin pour moi, aussi bien que pour votre fille; je suis désespéré.

Il sort.

SCÈNE IV.—SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE.

SABINE.

Je vous trouve à propos, mon oncle, pour vous apprendre une bonne nouvelle. Je vous amène le plus habile médecin du monde, un homme qui vient des pays étrangers, qui sait les plus beaux secrets, et qui sans doute guérira ma cousine. On me l'a indiqué par bonheur, et je vous l'amène. Il est si savant, que je voudrois de bon cœur être malade, afin qu'il me guérît.

GORGIBUS.

Où est-il donc?

SABINE.

Le voilà qui me suit; tenez, le voilà.

GORGIBUS.

Très-humble serviteur à monsieur le médecin. Je vous envoie querir pour voir ma fille qui est malade; je mets toute mon espérance en vous.

SGANARELLE.

Hippocrate dit, et Galien, par vives raisons, persuade qu'une personne ne se porte pas bien quand elle est malade. Vous avez raison de mettre votre espérance en moi, car je suis le plus grand, le plus habile, le plus docte médecin qui soit dans la Faculté végétale, sensitive et minérale.

GORGIBUS.

J'en suis fort ravi.

SGANARELLE.

Ne vous imaginez pas que je sois un médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les autres médecins ne sont, à mon égard, que des avortons de médecins. J'ai des talents particuliers, j'ai des secrets. Salamalec, salamalec, Rodrigue, as-tu du cœur[5]? signor, si; signor, no. Per omnia sæcula sæculorum. Mais encore, voyons un peu.

SABINE.

Eh! ce n'est pas lui qui est malade, c'est sa fille.

SGANARELLE.

Il n'importe; le sang du père et de la fille ne sont qu'une même chose; et, par l'altération de celui du père, je puis connoître la maladie de la fille. Monsieur Gorgibus, y auroit-il moyen de voir de l'urine de l'égrotante?

GORGIBUS.

Oui-da; Sabine, vite allez querir de l'urine de ma fille. (Sabine sort.) Monsieur le médecin, j'ai grand'peur qu'elle ne meure.

SGANARELLE.

Ah! qu'elle s'en garde bien! il ne faut pas qu'elle s'amuse à se laisser mourir sans l'ordonnance de la médecine. (Sabine rentre[6].) Voilà de l'urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins; elle n'est pas tant mauvaise pourtant.

GORGIBUS.

Eh quoi! monsieur, vous l'avalez?

SGANARELLE.

Ne vous étonnez pas de cela: les médecins, d'ordinaire, se contentent de la regarder; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l'avale, parce qu'avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie; mais, à vous dire la vérité, il y en avoit trop peu pour avoir un bon jugement: qu'on la fasse encore pisser.

SABINE sort et revient.

J'ai bien eu de la peine à la faire pisser.

SGANARELLE.

Que cela! voilà bien de quoi! Faites-la pisser copieusement, copieusement. Si tous les malades pissent de la sorte, je veux être médecin toute ma vie.

SABINE sort et revient.

Voilà tout ce qu'on peut avoir; elle ne peut pas pisser davantage.

SGANARELLE.

Quoi! monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes? voilà une pauvre pisseuse que votre fille; je vois bien qu'il faudra que je lui ordonne une potion pissatrice. N'y auroit-il pas moyen de voir la malade?

SABINE.

Elle est levée; si vous voulez, je la ferai venir.

SCÈNE V.—SABINE, GORGIBUS, SGANARELLE, LUCILE.

SGANARELLE.

Eh bien, mademoiselle, vous êtes malade?

LUCILE.

Oui, monsieur.

SGANARELLE.

Tant pis, c'est une marque que vous ne vous portez pas bien. Sentez-vous de grandes douleurs à la tête, aux reins?

LUCILE.

Oui, monsieur.

SGANARELLE.

C'est fort bien fait. Oui, ce grand médecin, au chapitre qu'il a fait de la nature des animaux, dit... cent belles choses; et, comme les humeurs qui ont de la connexité ont beaucoup de rapport; car, par exemple, comme la mélancolie est ennemie de la joie, et que la bile qui se répand par le corps nous fait devenir jaunes, et qu'il n'est rien de plus contraire à la santé que la maladie, nous pouvons dire, avec ce grand homme, que votre fille est fort malade. Il faut que je vous fasse une ordonnance.

GORGIBUS.

Vite une table, du papier, de l'encre.

SGANARELLE.

Y a-t-il quelqu'un qui sache écrire?

GORGIBUS.

Est-ce que vous ne le savez point?

SGANARELLE.

Ah! je ne m'en souvenois pas; j'ai tant d'affaires dans la tête, que j'oublie la moitié... Je crois qu'il seroit nécessaire que votre fille prît un peu l'air, qu'elle se divertît à la campagne.

GORGIBUS.

Nous avons un fort beau jardin, et quelques chambres qui y répondent; si vous le trouvez à propos, je l'y ferai loger.

SGANARELLE.

Allons visiter les lieux.

Ils sortent tous.

SCÈNE VI.—L'AVOCAT, seul.

J'ai ouï dire que la fille de monsieur Gorgibus étoit malade; il faut que je m'informe de sa santé, et que je lui offre mes services comme ami de toute sa famille. Holà, holà! monsieur Gorgibus y est-il?

SCÈNE VII.—GORGIBUS, L'AVOCAT.

L'AVOCAT.

Ayant appris la maladie de mademoiselle votre fille, je vous suis venu témoigner la part que j'y prends, et vous faire offre de tout ce qui dépend de moi.

GORGIBUS.

J'étois là dedans avec le plus savant homme!

L'AVOCAT.

N'y auroit-il pas moyen de l'entretenir un moment?

SCÈNE VIII.—GORGIBUS, L'AVOCAT, SGANARELLE.

GORGIBUS.

Monsieur, voilà un fort habile homme de mes amis, qui souhaiteroit de vous parler et vous entretenir.

SGANARELLE.

Je n'ai pas le loisir, monsieur Gorgibus; il faut aller à mes malades. Je ne prendrai pas la droite avec vous, monsieur.

L'AVOCAT.

Monsieur, après ce que m'a dit monsieur Gorgibus de votre mérite et de votre savoir, j'ai eu la plus grande passion du monde d'avoir l'honneur de votre connoissance, et j'ai pris la liberté de vous saluer à ce dessein; je crois que vous ne le trouverez pas mauvais. Il faut avouer que ceux qui excellent en quelque science sont dignes de grande louange, et particulièrement ceux qui font profession de la médecine, tant à cause de son utilité que parce qu'elle contient en elle plusieurs autres sciences, ce qui rend sa parfaite connoissance fort difficile: et c'est fort à propos qu'Hippocrate dit dans son premier aphorisme: Vita brevis, ars vero longa, occasio autem præceps, experimentum, judicium periculosum, difficile.

SGANARELLE, à Gorgibus.

Ficile tantinapota baril cambustibus.

L'AVOCAT.

Vous n'êtes pas de ces médecins qui ne s'appliquent qu'à la médecine qu'on appelle rationale ou dogmatique, et je crois que vous l'exercez tous les jours avec beaucoup de succès, experientia magistra rerum. Les premiers hommes qui firent profession de la médecine furent tellement estimés d'avoir cette belle science, qu'on les mit au nombre des dieux pour les belles cures qu'ils faisoient tous les jours. Ce n'est pas qu'on doive mépriser un médecin qui n'auroit pas rendu la santé à son malade, puisqu'elle ne dépend pas absolument de ses remèdes, ni de son savoir; interdum docta plus valet arte malum. Monsieur, j'ai peur de vous être importun: je prends congé de vous, dans l'espérance que j'ai qu'à la première vue j'aurai l'honneur de converser avec vous avec plus de loisir. Vos heures vous sont précieuses, etc.

L'avocat sort.

GORGIBUS.

Que vous semble de cet homme-là?

SGANARELLE.

Il sait quelque petite chose. S'il fût demeuré tant soit peu davantage, je l'allois mettre sur une matière sublime et relevée. Cependant je prends congé de vous. (Gorgibus lui donne de l'argent.)

Eh! que voulez-vous faire?

GORGIBUS.

Je sais bien ce que je vous dois.

SGANARELLE.

Vous moquez-vous, monsieur Gorgibus? Je n'en prendrai pas, je ne suis pas un homme mercenaire. (Il prend l'argent.) Votre très-humble serviteur.

Sganarelle sort, et Gorgibus rentre dans sa maison.

SCÈNE IX.—VALÈRE, seul.

Je ne sais ce qu'aura fait Sganarelle: je n'ai point eu de ses nouvelles, et je suis fort en peine où je le pourrois rencontrer. (Sganarelle revient en habit de valet.) Mais bon, le voici. Eh bien, Sganarelle, qu'as-tu fait depuis que je ne t'ai pas vu?

SCÈNE X.—VALÈRE, SGANARELLE.

SGANARELLE.

Merveille sur merveille: j'ai si bien fait, que Gorgibus me prend pour un habile médecin. Je me suis introduit chez lui; je lui ai conseillé de faire prendre l'air à sa fille, laquelle est à présent dans un appartement qui est au bout de leur jardin, tellement qu'elle est fort éloignée du vieillard, et que vous pourrez l'aller voir commodément.

VALÈRE.

Ah! que tu me donnes de joie! Sans perdre de temps, je la vais trouver de ce pas.

Il sort.

SGANARELLE.

Il faut avouer que ce bonhomme de Gorgibus est un vrai lourdaud de se laisser tromper de la sorte! (Apercevant Gorgibus.) Ah! ma foi, tout est perdu; c'est à ce coup que voilà la médecine renversée; mais il faut que je le trompe.

SCÈNE XI.—SGANARELLE, GORGIBUS.

GORGIBUS.

Bonjour, monsieur.

SGANARELLE.

Monsieur, votre serviteur; vous voyez un pauvre garçon au désespoir: ne connoissez-vous pas un médecin qui est arrivé depuis peu en cette ville, qui fait des cures admirables?

GORGIBUS.

Oui, je le connois; il vient de sortir de chez moi.

SGANARELLE.

Je suis son frère, monsieur: nous sommes jumeaux; et, comme nous nous ressemblons fort, on nous prend quelquefois l'un pour l'autre.

GORGIBUS.

Je me donne au diable si je n'y ai été trompé. Et comment vous nommez-vous?

SGANARELLE.

Narcisse, monsieur, pour vous rendre service. Il faut que vous sachiez qu'étant dans son cabinet j'ai répandu deux fioles d'essence qui étoient sur le bord de sa table; aussitôt il s'est mis dans une colère si étrange contre moi, qu'il m'a mis hors du logis; il ne me veut plus jamais voir, tellement que je suis un pauvre garçon à présent, sans appui, sans support, sans aucune connoissance.

GORGIBUS.

Allez, je ferai votre paix; je suis de ses amis, et je vous promets de vous remettre avec lui; je lui parlerai d'abord que je le verrai.

SGANARELLE.

Je vous serai bien obligé, monsieur Gorgibus.

Sganarelle sort, et rentre aussitôt avec sa robe de médecin.

SCÈNE XII.—SGANARELLE, GORGIBUS.

SGANARELLE.

Il faut avouer que, quand ces malades ne veulent pas suivre l'avis du médecin, et qu'ils s'abandonnent à la débauche...

GORGIBUS.

Monsieur le médecin, très-humble serviteur. Je vous demande une grâce.

SGANARELLE.

Qu'y a-t-il, monsieur? est-il question de vous rendre service?

GORGIBUS.

Monsieur, je viens de rencontrer monsieur votre frère, qui est tout à fait fâché de...

SGANARELLE.

C'est un coquin, monsieur Gorgibus.

GORGIBUS.

Je vous réponds qu'il est tellement contrit de vous avoir mis en colère...

SGANARELLE.

C'est un ivrogne, monsieur Gorgibus.

GORGIBUS.

Eh! monsieur, voulez-vous désespérer ce pauvre garçon?

SGANARELLE.

Qu'on ne m'en parle plus; mais voyez l'impudence de ce coquin-là, de vous aller trouver pour faire son accord; je vous prie de ne m'en pas parler.

GORGIBUS.

Au nom de Dieu, monsieur le médecin, faites cela pour l'amour de moi. Si je suis capable de vous obliger en autre chose, je le ferai de bon cœur. Je m'y suis engagé, et...

SGANARELLE.

Vous m'en priez avec tant d'instance... Quoique j'eusse fait serment de ne lui pardonner jamais; allez, touchez là, je lui pardonne. Je vous assure que je me fais grande violence, et qu'il faut que j'aie bien de la complaisance pour vous. Adieu, monsieur Gorgibus.